Les études sur le monachisme chrétien ancien sont plus florissantes que jamais et continuent de renouveler notre compréhension de ce phénomène historique multiforme. C’est dans ce cadre que l’ouvrage de Laurent Ripart s’inscrit explicitement et prend toute sa valeur. Nous avons enfin là l’indispensable synthèse des nombreux travaux consacrés dans les dernières décennies, tant par des historiens que par des archéologues, à l’histoire des premières communautés monastiques du sud-est de la Gaule. Mais comme le laisse imaginer l’épaisseur du volume et la bibliographie de plus de 60 pages (!), on a ici bien plus qu’une synthèse puisque l’auteur prend en compte et discute l’historiographie de chaque dossier, offre des analyses approfondies des sources écrites et des données archéologiques de chaque “lieu monastique” étudié, et tranche plus d’un point disputé. Tout au long de son travail, l’auteur offre des analyses serrées et argumentées, et il est impossible de vouloir les résumer.
Des cartes très claires accompagnent les différentes étapes de l’analyse. Le même souci de clarté se note dans les introductions et les résumés qui encadrent chaque chapitre, l’ouvrage étant structuré en trois parties. Je n’ai repéré dans ma lecture que quelques coquilles. [1] Le titre de l’ouvrage indique clairement son propos, et chaque terme a son importance: L. Ripart s’est intéressé à la formation des “lieux monastiques” en Provence et dans la vallée du Rhône autour de l’idéal du “désert, ” un “désert” ascétique qui a pris divers visages à partir de celui des Pères égyptiens. Cet idéal devait aboutir à la conception des monastères comme des “espaces sacrés,” conception qui s’est ensuite étendue à l’ensemble de l’Occident--et qui a été mise en évidence par d’importants travaux. [2]
L’ouvrage suit un plan chronologique et s’organise autour d’une série de dossiers, dont les pièces textuelles et archéologiques sont étudiées de manière critique, dans un “esprit très positiviste” (20). Fort heureusement, l’auteur ne se contente pas produire une critique de ses documents “à la manière du XIXe siècle”: il les lit avec le regard renouvelé par les travaux de Adalbert de Vogüé ou de Anne-Marie Helvétius, de Peter Brown, Albrecht Diem, et de tant d’autres chercheurs. L’historiographie du “mouvement monastique” (A. de Vogüé) comme des différents dossiers étudiés est donc amplement prise en compte, exposée et discutée--de manière toujours élégante, notons-le. Si nécessaire, L. Ripart la situe dans son contexte culturel et politique, ce qui n’est pas le moins intéressant; il relie par exemple à des visées nationalistes marquées par le fascisme des années 1930 les lectures hasardeuses faites par un Nino Lamboglia et l’école de “l’archeologia cristiana” des sources écrites aussi bien que des traces archéologiques des établissements chrétiens dans les îles ligures.
La première partie de l’ouvrage met en lumière les origines italiennes des “déserts” insulaires, monastères apparus en l’espace d’une génération autour de l’an 400, dans l’Adriatique et surtout la mer Tyrrhénienne. Les sources écrites proviennent de figures bien connues, comme Jérôme, Ambroise, Augustin, Orose ou Rutilius Namatianus. Elles sont systématiquement confrontées aux données apportées par l’archéologie, ce qui amène l’auteur à conclure--à l’encontre de traditions historiographiques bien ancrées--que rien ne prouve que certaines îles aient abrité des communautés monastiques dans l’Antiquité tardive (c’est le cas de Gallinara, île fameuse en raison du séjour que saint Martin y a fait selon Sulpice Sévère). On découvre en tout cas dans les îles italiennes et leurs communautés ascétiques une véritable innovation de l’Occident latin : “l’île-monastère,” espace affecté de représentations contradictoires (lieu d’exil et désert peuplé de démons, ou au contraire nouveau jardin d’Eden).
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux “déserts insulaires”--entendus dans un sens large--du sud-est de la Gaule. Comme dans les dossiers précédemment étudiés, L. Ripart aborde de manière systématique et chronologique le sujet (géographie des îles, données archéologiques, sources écrites). Si le premier exemple d’une communauté double, de cénobites et d’anachorètes, est celui des îles d’Hyères, le plus célèbre de ces “déserts” est évidemment celui de Lérins, toponyme désignant en fait deux îles distinctes, abritant elles aussi une double communauté. Ici, le dossier documentaire exceptionnellement riche est maintenant étoffé par d’importantes fouilles archéologiques. [3] L’importance à tous points de vue du dossier lérinien se reflète dans le fait que son étude occupe ici autant de pages que celle des monastères établis dans son sillage, tels ceux de Cassien à Marseille, et ceux de Lyon, Vienne ou Arles.
De l’examen approfondi de ces dossiers, l’auteur aboutit à plusieurs conclusions, dont je ne mentionne que quelques unes. L’une concerne l’évolution de Lérins d’une communauté double vers un seul et unique monastère cénobitique, qui par ailleurs n’apparaît plus élitiste dans son recrutement ni dans ses objectifs. Une autre récuse l’idée--d’abord émise par Friedrich Prinz--que les cités de la vallée du Rhône, pourvues d’évêques issus de Lérins, auraient connu à leur initiative une vague de fondations monastiques au Ve et au début du VIe siècles qui en auraient transformé la topographie. Or force est de constater que les seules communautés effectivement présentes intramuros à cette époque sont celles de moniales, ou celles regroupant, sur le modèle augustinien, des clercs autour de leur évêque. Là où des évêques de formation lérinienne ont fondé des monastères, ils les ont établis hors des villes, afin que, sur le modèle de Lérins, ils constituent réellement des “déserts” nettement séparés du siècle. Une autre conclusion encore souligne que tous ces monastères, en dépit de leurs indéniable parenté, ne disposent pas d’une “règle” commune--comme le serait la Règle de saint Benoît à une époque ultérieure: leur vie est simplement ordonnée selon des modèles spirituels communs, provenant idéalement des Pères de l’Egypte et transmis par un maître reconnu de tous les moines du sud-est de la Gaule, Cassien. Cette observation a une portée bien plus générale puisque la notion même d’une règle, écrite et contraignante, uniformément appliquée dans de nombreux monastères, n'apparaît pas avant l’époque carolingienne.
Axée sur les décennies entourant l’an 500, la troisième partie de l’ouvrage s’ouvre sur l’étude d’un document exceptionnel, la Vie des Pères du Jura (rédigée peu avant 515). Illustrant la remarque faite plus haut, son titre dans les plus anciens manuscrits associe précisément “vie” et “règle”: Vita vel regula sanctorum patrum etc. Cette “vie” des premiers moines jurassiens est ainsi à comprendre comme “règle de vie.” [4] La Vie des Pères du Jura montre que les premiers monastères jurassiens ont été établis non seulement dans un “déserts” qui est maintenant celui des forêts et des montagnes, mais aussi dans un contexte politique et ecclésial en pleine évolution (installation de rois “barbares,” épiscopat pratiquement monopolisé par l’aristocratie et lié de près aux rois). Ces monastères, tout en s’inspirant eux aussi des Pères orientaux et de Cassien, manifestent qu’une profonde évolution est en cours: non plus totalement “isolés” comme les monastères provençaux, ces lieux n’ont pu être sacralisés en tant que tels; c’est donc leurs abbés que les moines jurassiens ont sacralisés en développant leur culte, notamment en relatant leurs miracles--alors que ceux-ci sont peu ou prou absents des écrits lériniens proprement dits. Par ailleurs, un tournant net vers le cénobitisme le plus marqué est signalé par l’imposition d’un dortoir commun pour tous les moines, par l’abbé Oyend (vers 490-510).
Le culte des saints est encore plus central dans la fondation en 515 du monastère d’Agaune, établi au service du culte des martyrs de la Légion thébaine, Maurice et compagnons. Autre rupture à Agaune, elle aussi largement documentée: il s’agit du premier monastère fondé par un roi “barbare,” dans une visée certainement politique autant que religieuse--Sigismond y construit d’ailleurs un palais à proximité de la basilique des martyrs. Etabli au cœur du royaume burgonde, Agaune ne se présente plus comme un désert insulaire ou forestier.
Le dernier dossier abordé par L. Ripart porte sur le seul exemple de monastère féminin du Midi dont nous puissions connaître le fonctionnement, grâce à la stature de son fondateur, Césaire d’Arles. Le monastère qu’il fonda à Arles (512) fut l’objet de ses soins durant tout son épiscopat; c’est pour ces moniales, dirigées par sa propre sœur, qu’il rédigea la première règle latine destinée à des femmes--une règle qui allait connaître un grand rayonnement, notamment après son adoption par Radegonde pour son monastère à Poitiers. La principale innovation de cette règle est celle de la stricte claustration des moniales, qui se trouvent ainsi à vivre dans un “désert” tout en restant en plein cœur d’une ville aussi importante qu’Arles. On retrouve dans cet élément novateur l’influence de l’érémitisme insulaire expérimenté par Césaire lors de ses années à Lérins.
L’étude de ces dossiers documentaires du début du VIe siècle met en lumière les évolutions subies par la tradition monastique provençale du “désert.” Tout en irriguant les modes de vie des monastères du Jura, d’Agaune et d’Arles, elle imprègne désormais à des degrés très variables les représentations que leurs moines et moniales se faisaient de leurs monastères.
Au terme de ce compte rendu trop sommaire, il faut encore souligner que la solidité des conclusions apportées par l’auteur est renforcée par l’attention constante qu’il accorde au lexique de ses sources (voir par exemple l’analyse du terme cubilia utilisé dans la Vie des Pères du Jura: 312-313). Enfin, Laurent Ripart situe systématiquement les “déserts monastiques” dans leur contexte politique et social, culturel et économique. Car il ne suffit pas de constater et d’interpréter dans les textes ascétiques la récurrence de l’image du désert, il faut en déchiffrer les conditions de réalisation, les implications et les conséquences concrètes en leurs lieux et temps.
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Notes:
1. J’ai noté les suivantes: “sud-est” (au lieu de “Sud-Est”): 16 ; “si [ce] n'est qu’il était... ”: 210; “Guiseppe Sergi”: 23; “remise par cause”: 346; “dans la mesure [où] il n'existe... ”: 359; “la fondation [...] avait visiblement prise pour les Burgondes une véritable dimension nationale” : 381.
2. Cf. par exemple les études réunies dans Lauwers, Michel, éd., Monastères et espace social: Genèse et transformation d'un système de lieux dans l'occident médiéval, Collection d'études médiévales de Nice, 15 (Turnhout: Brepols, 2014).
3. Cf. Codou, Yan, Lauwers, Michel, éd., Lérins, une île sainte de l’antiquité au Moyen Âge, Collection d’études médiévales de Nice, 9 (Turnhout: Brepols, 2009).
4. Voir à ce propos les intéressantes réflexions de G. Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie (Paris: Payot-Rivages, 2013).