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20.12.07 Schabel, Pierre Ceffons et le déterminisme radical au temps de la peste noire

20.12.07 Schabel, Pierre Ceffons et le déterminisme radical au temps de la peste noire


À l'heure où la planète traverse une crise sanitaire sans précédent, le titre choisi pour la présente étude ne peut pas manquer de susciter l'idée d'une résurgence du catastrophisme historique médiéval. Or, si l'auteur n'adresse pas la question directement, elle reste suspendue pour ainsi dire comme toile de fond aux débats ici examinés. Issue d'un cycle de conférences données dans le cadre de la chaire Pierre Abélard en 2016, cette étude aborde la question du statut des propositions ayant trait au passé, au présent et au futur débattue en milieu scolastique au XIVe siècle, à travers le prisme de l'oeuvre du cistercien Pierre Ceffons. Ces débats constituent un témoin important de la recrudescence de l'intérêt des maîtres tardo-médiévaux pour la question de la puissance et de la connaissance divine et de sa relation avec la contingence ou la nécessité avec les phénomènes naturels et humains. L'examen de la pensée de Ceffons, dont l'activité intellectuelle se déploie à Paris entre 1348 et 1353, permet ainsi de reconstruire le climat intellectuel d'un siècle souvent taxé de "calamiteux," où règne la "contingence radicale" sur fond de peste noire. À cet égard, le choix de Pierre Ceffons comporte un avantage majeur: aux marges du grand récit sur les hauts faits de la scolastique, le moine cistercien présente à l'historien une plateforme privilégiée à partir de laquelle on peut découvrir certains traits doctrinaux que l'approche linéaire de l'historiographie traditionnelle tend à masquer. "Le contexte est tout" (202): l'auteur nous invite ainsi à pratiquer une approche historienne attentive au contexte argumentatif dans lequel intervient Ceffons, "penseur radical" dont le caractère novateur ressort d'autant plus clairement qu'il est présenté aux prises avec les différentes traditions intellectuelles qui peuplent son siècle. À travers une analyse philosophique pointue à laquelle s'adjoint une grande sensibilité historique et doctrinale, Chris Schabel nous fait découvrir une période à la pensée plurielle et tout aussi marquée par le "déterminisme radical."

Comme la temporalité qu'il se propose d'examiner, l'ouvrage est divisé en trois chapitres correspondants aux questions modales sur le passé (II: "Dieu peut-il défaire le passé?"), le présent (III: "Y a-t-il de la contingence dans l'univers?") et le futur (IV: "Le futur connu est-il vraiment contingent?"), auxquels s'ajoute un dernier chapitre (V: "Les pécheurs sont-ils la cause contingente de leur damnation?"), à teneur plutôt eschatologique, sur la double question de la prédestination et de la réprobation. Vient compléter le vaste aperçu présenté au cycle des conférences un premier chapitre (I) sur la vie et l'oeuvre de Ceffons, accompagné d'un bilan historiographique fort instructif exposant les grands jalons de l'exégèse moderne sur Ceffons depuis les travaux de Konstantin Michalski dans les années 1930, passant par l'étude fondatrice de Damasus Trapp en 1957, puis les recherches de John Murdoch dans les années 1970 et 1980 sur la contribution de Ceffons à l'histoire des mathématiques au Moyen Âge tardif. S'insérant dans le sillage de ces auteurs, l'apport de Ch. Schabel complète le paysage historiographique avec une recherche fouillée et rigoureuse des témoins manuscrits de l'oeuvre de Ceffons, notamment des quatre principia données par le jeune bachelier sententiaire entre 1348 et 1349 et dont Ch. Schabel prépare actuellement une édition. Malgré l'état chaotique du contenu tel qu'il nous est parvenu (accentué par les détours et les digressions de Ceffons sur des sujets variés), les "questions principielles" présentent l'intérêt majeur de nous introduire à l'actualité philosophique du XIVe siècle. En effet, dans le développement de sa thèse sur le déterminisme radical Ceffons s'engage avec les théories les plus récentes qui circulaient à Paris et à Oxford, avec comme arrière-plan les condamnations de Nicolas d'Autrecourt et de son confrère cistercien Jean de Mirecourt.

Lorsque Ceffons se prononce sur la question de la mutabilité du passé, on assiste à l'apogée de l'intérêt scolastique pour la question connexe de la puissance divine. D'une grande utilité doxographique, Ceffons présente un condensé du débat en citant in extenso les arguments de part et d'autre. En effet, l'analyse des traitements médiévaux de la question de savoir si Dieu peut défaire le passé résulte en un balayage historiographique où les auteurs traditionnellement classés par les historiens de la philosophie médiévale comme ayant répondu par l'affirmative (Pierre Damien, Anselme, Gilbert de Poitiers, Guillaume d'Auxerre, Grégoire de Rimini, Thomas Bradwardine, Jean de Mirecourt, Pierre d'Ailly) en sortent indemnes ou leurs propos au moins nuancés. Plus qu'une affirmation du pouvoir de Dieu sur le passé, leur argument cherche à nier l'impuissance d'un Dieu immuable et éternel (76-77). Les résultats de cette première enquête mènent Ch. Schabel à nier la réalité historique, en tout cas pour les scolastiques du XIVe siècle, de la thèse de la mutabilité du passé (132).

Le chapitre III aborde le problème proprement dit du déterminisme pour nous révéler que l'idée selon laquelle tout ce qui arrive advient par nécessité avait ses défenseurs et n'était pas une simple option théorique. À l'encontre de l'orientation doctrinale préconisée en 1277 par la condamnation de toute forme de déterminisme, Ceffons se prononce sans équivoques en faveur du déterminisme absolu du présent. La stratégie déployée par le cistercien dans ses principia passe par un séparatisme des ordres philosophique et théologique : in persona philosophi et donc fide remota, il soutient une sorte de vision proto-déiste (123) tributaire de François de la Marche, selon laquelle les phénomènes psychologiques s'inscrivent dans la chaîne naturelle de causalité nécessaire. S'ouvre la voie au déterminisme astral et à l'astrologie judiciaire qui, en 1348, résistait difficilement à l'interprétation fataliste de l'avènement de la grande peste.

L'entrelacs d'enjeux liés à la question du futur contingent était plus considérable, car il s'agissait de sauvegarder la certitude infaillible de la préscience divine concernant les événements futurs qui dépendent du libre arbitre de l'homme sans verser dans le déterminisme. L'arrière-plan doctrinal du débat médiéval laissait un héritage très lourd et difficilement conciliable: à la logique binaire du De interpretatione d'Aristote se combinait l'anthropologie post-lapsaire d'Augustin, accentuant l'impasse entre un futur déterminé et le libre arbitre humain. Boèce apporte un vocabulaire technique utile à la discussion sur les questions modales et une solution basée sur la notion d'éternité divine qui sera retenue par la majorité des auteurs du XIIIe siècle. D'autres distinctiones viendront s'ajouter aux cours du débat, visant notamment à nuancer le nécessitarisme naturel et le volontarisme divin. Au moment où Ceffons entre en scène, les grands acteurs qui mènent le débat sont Thomas Bradwardine, l'augustin Grégoire de Rimini et le franciscain Pierre Auriol. Or, davantage que la valeur intrinsèque de son argumentation philosophique, l'intervention du moine cistercien revêt ceci d'intéressant qu'elle nous livre une utile doxographie permettant d'entrevoir la place qu'occupaient ces auteurs dans le débat plus large. On nous apprend ainsi que Bradwardine était devenu l'archétype du maître défendant le déterminisme théologique, position associée depuis 1340 à la condamnation de Jean de Mirecourt. Ceffons finit par se ranger auprès Grégoire de Rimini en faveur d'une contingence secundum quid, contre l'opinion davantage déterministe défendue par Ariol. Le positionnement de Ceffons sera conforté par les prolongements du débat dans la célèbre querelle sur la préscience divine qui éclate à Louvain dans les années 1460, et qui se solde par la condamnation lancée par le pape Sixte IV contre les théories impopulaires d'Auriol en la personne de Pierre de Rivo.

Le débat autour de la question eschatologique de la prédestination et du problème connexe de la réprobation compte déjà au XIVe siècle avec une histoire millénaire qui remonte à Augustin et à la crise pélagienne. Sans nullement négliger cet important arrière-plan doctrinal et sa cohorte de lieux bibliques et d'options théologiques, l'apport majeur de ce dernier chapitre réside encore une fois dans la façon dont l'intervention de Ceffons permet de revoir l'historiographie et congédier un certain nombre d'idées reçues. En effet, il existe un désaccord parmi les historiens quant à l'étendue d'une résurgence du pélagianisme dans la première moitié du XIVe siècle et l'importance de la réaction anti-pélagienne qui s'ensuivit. Opposée à la doctrine de "l'élection particulière unique" retenue dans les années 1250-1315, la thèse de "l'élection générale" (selon laquelle le bon usage du libre arbitre dans la poursuite du bien surnaturel est la cause ex condignode notre béatitude future) eut ses adhérents, pour la plupart des théologiens anglais influencés par Pierre Ariol: entre autres, Guillaume d'Ockham, Robert Holcot, Walter Chatton, Thomas Buckingham, Thomas Wylton. À ceux-ci vint s'opposer, en la personne de Grégoire de Rimini, la théorie de "l'élection particulière double," selon laquelle seul Dieu, de toute éternité, est la cause de la prédestination ou de la réprobation de chaque individu. Ce qu'une analyse de la position de Ceffons permet de comprendre, c'est que la lutte contre les nouveaux pélagiens était déjà engagée avant l'intervention de Rimini, qui n'emporte qu'une adhésion très relative. En revanche, les idées de l'augustin rencontrèrent une grande fortune au début du XVe siècle parmi les représentants de l'école de théologie de Vienne, si bien qu'on peut parler, avec Heiko Oberman, d'une via Gregorii dans l'espace germanophone à cette époque.

Quant à Ceffons, il ressort comme un auteur d'une production intellectuelle foisonnante et aussi variée qu'elle nous dévoile des pans entiers de l'actualité du contexte savant (universitaire et religieux) du Moyen Âge tardif. L'ampleur de sa réception est un commentaire éloquent de la variété des contextes dans lesquels il est intervenu: de Grégoire de Rimini à Pierre d'Ailly, en passant par Evrart de Trémaugon, l'étendue de son influence fut considérable. Penseur innovant et un brin provocateur, peut-être la meilleure façon de résumer le positionnement de Ceffons dans le paysage intellectuel de son temps est son commentaire, à la fin du quatrième principium, en faveur des nouveautés doctrinales: si aucune opinion vraie ne peut être nouvelle--se demande-t-il--"alors pourquoi les hommes ont-ils des talents d'invention (ingenia inventiva)? Je demande si quelqu'un trouve la vérité de manière nouvelle (de novo). Il s'ensuit que toutes les opinions sont anciennes et que personne ne découvre (invenit) jamais; on en déduit plutôt que toute nouvelle opinion vraie a été trouvée depuis l'éternité" (157-158). Au-delà de l'allusion un peu narquoise en pareil contexte à la question de la possibilité de connaître de novo pour un intellect éternel, ce qui retient notre attention ici est la conception que Ceffons nous livre de l'historicité de la doctrine. Pour évoquer à nouveau Heiko Oberman et sa théorie des "deux sources," Ceffons semble accorder beaucoup de latitude à l'apport de la tradition extra-scripturaire dans la détermination de la doctrine. La normativité de la loi révélée exige une détermination et une explicitation permanentes dans le temps qui n'agit pas au détriment de son caractère définitif; c'est aux théologiens d'expliciter ces vérités éternelles restées implicites. On ne pouvait pas désirer une meilleure apologie de l'innovation doctrinale.

Il revient à Ch. Schabel de nous avoir fait découvrir l'originalité et la richesse de la pensée de Ceffons, et par ce biais nous avoir donné un aperçu des coulisses du débat philosophique du XIVe siècle au sujet du déterminisme. Le lecteur lui sait gré d'avoir mis à sa disposition un vaste matériel inédit, travail philologique minutieux qui ne dédit guère la clarté de ses propos, où les rappels d'ordre historique viennent éclairer un contenu philosophiquement pointu. La traduction nous livre un français assez pur et élégant, délestée d'anglicismes--si ce n'est la persistance du terme "carmélites" au lieu de "carmes" pour désigner les membres masculins de l'ordre ! Dans la lignée de Paul Vignaux et de Zénon Kaluza, l'auteur renouvelle considérablement le champ de la recherche sur les débats doctrinaux au XIVe siècle, associant étroitement les fruits de l'édition critique et l'histoire des textes à l'histoire des doctrines et des méthodes intellectuelles. Seul regret, qui ne saurait démentir les incontestables mérites de cette étude, l'analyse aurait pu faire un lien plus explicite (au-delà du titre) entre les débats sur le déterminisme et la nature des causes du fléau qui ravage le milieu du XIVe siècle.