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08.10.11, Simon, "Si je le veux, il mourra!"

08.10.11, Simon, "Si je le veux, il mourra!"


Voilà un nouvel ouvrage de cette série dirigée magistralement par Agostino Paravicini Bagliani (les Cahiers Lausannois d'Histoire Médiévale) qui s'intéresse suffisamment aux phénomènes de sorcellerie pour lui consacrer de nombreux ouvrages (8 avant celui-ci):

-Choffat P.H. (1989) La sorcellerie comme exutoire. Tensions et conflits locaux: Dommartin 1524-1528.

-Ostorero M. (1995) Folâtrer avec les démons. Sabbat et chasse aux sorciers à Vevey (1448).

-Maier E. (1996) Trente ans avec le diable. Une nouvelle chasse aux sorciers sur la Riviera lémanique (1477-1484).

-Strobino S. (1996) Françoise sauvée des flammes? Une Valaisanne accusée de sorcellerie au XVe siècle.

-Pfister L. (1997) L'enfer sur terre. Sorcellerie à Dommartin (1498).

-Modestin G. (1999) Le diable chez l'évêque. Chasse aux sorciers dans le diocèse de Lausanne (vers 1460).

-Ostorero M., Paravicini Bagliani A., Utz Tremp K., Chène C. (1999) L'imaginaire du sabbat. Édition critique des textes les plus anciens (1430 c. 1440 c.).

-Ostorero M., Utz Tremp K., Modestin G. (2007) Inquisition et sorcellerie en Suisse romande. Le registre Ac 29 des Archives cantonales vaudoises (1438-1528).

Une des constantes de cette série est l'extrême rigueur avec laquelle les sujets sont traités, comme nous avions déjà pu en rendre compte dans les commentaires sur P. Lehmann (2006) La répression des délits sexuels dans les Etats savoyards. Châtellenies des diocèses d'Aoste, Sion et Turin, fin du XIIIe-XVe siècle.

L'ouvrage de Sophie Simon s'ouvre sur une brève introduction replaçant le sujet dans les principales études menées sur les phénomènes de sorcellerie dans le territoire helvétique et dans les régions voisines. Sont également présentées les sources, de façon succincte, à savoir les trois procès menés par le vice-inquisiteur Jean Guynod à Satigny, celui de Rolette de Tupho (1497), d'Etienne de Tupho (1499) et de Peronette Verneyac (1499), puis une enquête de 1530.

S'ouvre ensuite une courte étude introductive sur Genève et l'inquisition décrivant, tour à tour, le savoir des inquisiteurs à la fin du XVe siècle, la sorcellerie à Genève (énumérant les cas les plus emblématiques) et le mandement de Peney (permettant, dans la limite de ce territoire géographique, d'interpréter les données nominales et topographiques).

Chacun des cas est alors analysé par Sophie Simon.

Avec Rolette, veuve d'Hugues de Tupho (1497), c'est l'occasion de rappeler l'organisation des procédures d'inquisition où interviennent vice-inquisiteur, notaire (remplissant la fonction de greffier), témoins, procureur de la foi, vicaire de la foi, châtelain. Le procès est assez rapide, comme le note Sophie Simon: "Rolette de Tupho comparaît pour la première fois devant Jean Guynot le 21 novembre 1497. Trois interrogatoires ont lieu les 21, 26 et 27 novembre. Le 13 décembre, le vice-inquisiteur Jean Guynot demande l'intervention du vicaire de la foi, Philibert de Bonne. Deux jours plus tard, le procureur de la foi, frère Hugues Alexi, met en marche l'ultime recours pour obtenir des aveux, la torture. Son effet est immédiat puisque le même jour, Rolette entame sa confession. Vingt-quatre jours auront donc suffi pour obtenir des aveux complets" (p. 41). La torture employée en pareil cas fut l'estrapade: liée par les mains, elle fut trois fois de suite élevée puis brusquement lâchée au sol. Au cours de ce procès, et particulièrement dans la confession, on croise quelques poncifs des sorcières: pacte avec le diable (figuré physiquement par la marque du diable), sabbat, anthropophagie, infanticide, vol (comme Rolette qui s'en va rejoindre ses compères hérétiques à la synagogue chevauchant un bâton enduit de graisse d'enfant), maléfices...

Avec Etienne de Tupho et Peronette Verneyac, deux procès contemporains, on dispose, pour une fois, d'une sentence (celle de Peronette). Considérée comme trop "outrageante" dans ses propos, elle fut condamnée à l'exil pendant deux ans (l'exil étant alors vécu comme résider hors du diocèse) et à un pèlerinage à Notre-Dame du Puy-en-Velay; c'est d'ailleurs l'occasion pour l'auteur de se poser la question très intéressante de la signification exacte du bannissement (incertitude ou clémence des juges?). Etienne de Tupho n'était autre que le veuf d'une précédente victime de Rolette de Tupho, précédemment citée. Le procès de celui-ci est également l'occasion de voir entrer en scène un rare acteur des procès d'inquisition, notamment en sorcellerie: l'avocat (ici, en la personne de Pierre Porvisi).

L'analyse de l'enquête de 1530 est à nouveau exemplaire. Sont étudiés respectivement le déroulement pratique de l'enquête (70 témoins dénonçant 22 sujets dont 3 considérés comme suspects par les enquêteurs : Claudia Balli, Anthonie Malleri et Jean Laboris), ses aspects socio-économiques (représentation essentiellement masculine, âge moyen situé entre 30 et 40 ans, niveaux de vie rencontrés, mise en place de solidarités villageoises (familiales et paroissiales) et maléfices incriminés (atteintes à l'intégrité d'êtres vivants, homicides, etc.).

La lecture de ce livre montre bien l'un des phénomènes clés de la sorcellerie: c'est que de petits conflits de la vie civile servent bien souvent de point de départ à des affaires de sorcellerie. La mémoire va puiser dans des différents bien anciens, parfois jusqu'à vingt ans en arrière. D'autre part, toute mort brutale ou mystérieuse, toute parole de travers, tout soupçon sert de ferment aux accusations de sorcellerie et sont prises pour argent comptant par les autorités d'inquisition. Ne citons que quelques exemples tirés de l'enquête de 1530:

"Une fois, alors qu'il mangeait chez lui, il fut soudain frappé d'une grave maladie et ne put plus parler jusqu'à l'aurore, après le chant du coq; puis, il guérit. Et deux ou trois jours après, une autre chèvre du témoin fut trouvée morte dans son étable" (p. 195)."Comme indices, il a ouï dire par plusieurs personnes dont il ne se rappelle pas les noms, que l'accusé menaça les bufs de Pierre Gallatin et qu'après ils tombèrent malades et devinrent fous, courant de par les champs" (p. 197)."Dans le cimetière de Satigny, un jour de fête, le témoin vit et entendit que ladite accusée dit à (...) la fille de François Verneyac, alors qu'elle se promenait avec elle: Si je posais ma main sur ton cou, tu mourrais rapidement ou aurais le cou tordu!" (p. 199)."Après ses menaces, son défunt fils, Jean, âgé de six mois, tomba malade et, alors qu'il était dans son lit, le cordon avec lequel il était attaché dans son lit fut retrouvé à côté du cou de l'enfant et finalement, en moins de deux ou trois jours, il mourut" (p. 199)."Disons avoir entendu dire plusieurs fois que l'accusé lui-même bouta la peste au bourg de Saint-Gervais au cours de l'année précédente grâce à son art diabolique" (p. 199)."Comme indices, il dit qu'une fois, l'accusé l'aida avec sa charrue et qu'il dormit une nuit avec Claude, son jeune fils. Et que cette nuit-là, il disait avoir eu certaines visions ayant des têtes et des cornes, ce dont il eut très peur..." (p. 203)."Guillaume mangea avec l'accusé et Jacques Condurier ainsi que d'autres personnes et aussitôt après ledit Guillaume tomba malade et mourut en moins de trois jours" (p. 203)."Comme indices, elle dit qu'une fois, elle se disputa avec l'accusé parce qu'il avait enlevé les clôtures de la propriété du témoin et que, moins de quinze jours après, un mercredi, l'accusé passa deux fois devant la maison du témoin comme elle le vit. Ce même jour, pendant la nuit, son fils Jean, âgé de neuf mois, tomba malade; pendant sept jours, son état empira et il mourut finalement de cette maladie, comme elle l'a vu. De même une génisse et une chèvre du témoin devinrent comme enragées et moururent, comme elle le vit" (p. 209)."Une fois, alors que celui-ci liait une botte de foin, l'accusée passa derrière lui et posa sa main sur ses reins. Il tomba aussitôt malade" (p. 213)."Une fois l'année dernière, elle et d'autres jeunes filles dansaient vers l'église de Peissy et ne voulaient pas que Nicolarde, fille de Pierre Blanc, danse avec elles. Alors, elle dit au témoin : Si je pose ma main sur une personne ou un animal et si je le veux, il mourra!" (p. 217). Cette dernière citation est d'ailleurs à l'origine du titre de l'ouvrage.

Après l'édition des sources, accompagnée de l'appareil critique nécessaire, on trouve plusieurs annexes d'importance variable: si la carte des paroisses et mandements du diocèse de Genève (p. 245) est indispensable, en revanche, le relevé archéologique du château de Peney (p. 246), comme la représentation du château de Peney en 1589 (p. 247) sont d'un intérêt limité. On eût préféré plusieurs fac-simile des sources mentionnées dans l'ouvrage. Les notices biographiques, les résumés des procès et de l'enquête, les répartitions chronologiques et topographiques sont d'une utilité réelle. L'ouvrage se clôt sur l'inventaire des abréviations, la bibliographie générale, un index des noms de lieux et de personne (pourquoi, d'ailleurs, n'avoir pas séparé ces deux entités?) et un index.

Malgré l'évident soin apporté par l'auteur à son ouvrage, on retrouve quelques coquilles ; pour ne citer que la page 191, il faut lire "toute" au lieu de "tout" (ligne 6) et "Trembley2 au lieu de "Tembley" (ligne 16).

Ce livre documente d'une façon concrète l'inquisition dans la campagne genevoise; il pointe également l'ambiance fort délétère régnant dans cette région, mêlant suspicions, craintes, superstitions et délations. La mémoire des témoins est portée à son maximum, avec de sérieux doutes, bien évidemment, sur leur objectivité: certains faits remontent en effet à plus de vingt ans! Dans ce contexte, les veuves, redevenues indépendantes du joug masculin, représentent une cible de choix pour l'inquisition, certes, mais surtout pour la vindicte populaire.

Ces cas pratiques font échos au point de vue (cité par Sophie Simon) de Norman Cohn: "Il y avait donc deux conceptions tout à fait différentes des sorciers. Pour la paysannerie, jusqu'à ce que sa façon de voir se transforme sous l'effet des nouvelles doctrines que diffusaient les couches supérieures, les sorciers sont d'abord des gens qui nuisent à leurs prochains par des moyens occultes; et il s'agit presque toujours de femmes (...). L'autre conception du sorcier fut le fait, non pas de la paysannerie, mais des évêques, des inquisiteurs, et--toujours plus--des magistrats et des juristes séculiers (...). Pour eux, un sorcier était donc avant tout un membre d'une organisation secrète de conspirateurs, organisée et dirigée par Satan".

Avec chaque opus de cette série des Cahiers Lausannois d'Histoire Médiévale, s'inscrit, pièce après pièce, une cartographie historique des pratiques de sorcellerie dans cette limite géographique qu'est la sphère helvétique. C'est aussi l'occasion de confirmer le caractère particulièrement irréprochable de cette collection.