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06.09.08, Roilos, Amphoteroglossia

06.09.08, Roilos, Amphoteroglossia


Après la monographie récemment consacrée par Ingela Nilsson au roman de Macrembolite (Erotic Pathos, Rhetorical Pleasure, 2001), voici un nouvel ouvrage bien fait pour contribuer à la réhabilitation de la littérature romanesque byzantine de langue savante, naguère fort décriée. Comme le souligne Roilos, il s'agit de la première étude intégralement consacrée aux quatre romans de l'époque des Comnènes, et ce travail vient confirmer de manière éclatante la richesse et la subtilité que divers chercheurs ont, ces dernières années, reconnues à des œuvres trop longtemps méprisées en raison de leur façade antiquisante et de leur caractère extrêmement rhétorique. S'étant fixé pour but d'explorer la poétique des romans byzantins du XIIe s., Roilos emprunte à Jean Tzetzès, qui désignait ainsi l'"ambivalence" de la rhétorique, le terme d'amphoteroglossia pour caractériser les "modulations génériques" du roman byzantin--"modulations" qui consistent à introduire dans la narration romanesque des éléments empruntés à divers genres littéraires, et contribuent à la flexibilité d'une forme littéraire placée sous le signe du "dialogisme": son amphoteroglossia contribue à faire du roman byzantin une littérature polyphonique.

Composé avec beaucoup de fermeté, l'ouvrage de Roilos comprend quatre chapitres--un premier chapitre introductif et trois chapitres successivement consacrés à ce que l'auteur appelle "modulations rhétoriques," "modulations allégoriques" et "modulations comiques" du roman byzantin. Dans son chapitre introductif, Roilos se penche sur la question très controversée de la datation des textes, et propose une solution inédite, en plaçant Eugénianos après Prodrome et Macrembolite: il signale en effet chez le disciple de Prodrome divers emprunts probables (et jusqu'ici passés inaperçus) à l'œuvre de Macrembolite.

Dans le chapitre consacré aux "modulations rhétoriques," Roilos s'attache à montrer comment les romanciers du XIIe s. ont su manipuler de façon créatrice les conventions rhétoriques. La démonstration s'appuie sur une étude très solidement documentée de la place de la rhétorique dans la production littéraire de l'époque des Comnènes: Roilos présente d'abord divers jugements d'auteurs du XIIe s. (Michel Italikos, Jean Tzetzès, Théodore Prodrome) sur la rhétorique; suit un aperçu sur la "pratique rhétorique" des Byzantins, illustrée par les progymnasmata de Nicéphore Basilakès, qui présentent avec les romans du XIIe s. nombre de points communs: l'adhésion de Basilakès à un double héritage culturel, païen et chrétien, révèle une mentalité "amphoteroglossique" analogue à celle des romanciers contemporains. S'intéressant ensuite à la réception du roman grec à Byzance, Roilos montre comment, pendant toute la période byzantine, le roman grec a été jugé et apprécié en termes de rhétorique, et pour illustrer son propos, il cite les commentaires d'auteurs connus (Photius, Psellos) et moins connus (Grégoire Pardos, Jean Phokas, Joseph Rhakendytès), voire des textes tout à fait inédits, telle la liste des auteurs scolaires à étudier figurant dans un manuscrit du XIIIe s. (Jérusalem Taphos 106)--catalogue où apparaissent les noms d'Héliodore et d'Achille Tatius, ce dernier assorti de remarques très critiques. Soucieux de ne négliger aucun paramètre qui puisse intéresser l'histoire de la réception des textes, Roilos remarque que les annotations figurant dans les manuscrits en marge des romans byzantins nous apportent la preuve que les œuvres médiévales ont été soumises à la même appréciation esthétique que leurs modèles antiques. Par ailleurs, le discours "auto-référentiel" abondamment présent dans les romans du XIIe s. confirme la familiarité des romanciers byzantins avec la rhétorique: les romans de l'époque des Comnènes ont été conçus par leurs auteurs comme des exemples d'art rhétorique. Roilos illustre son propos en soumettant à une analyse détaillée plusieurs passages ressortissant à la catégorie de l'éthopée (Prodrome, 2, 206-315: monologue de Dosiclès ; ibid., 6, 332-568: tirade de Callidème) et diverses lamentations (systématiquement signalées en marge des manuscrits par le terme thrênos, qui attire l'attention des lecteurs sur les "sous-genres" incorporés dans la narration romanesque).

Dans le chapitre consacré aux "modulations allégoriques," Roilos souligne l'importance de l'interprétation allégorique à Byzance: le "double langage" est, dit-il, une caractéristique profondément byzantine, qui va de pair avec le penchant des auteurs de l'époque pour l'obscurité stylistique. Cette valorisation byzantine de l'obscurité est le corollaire d'une vision du monde en termes de pansêmiosis: le monde est comme un texte énigmatique ouvert à de multiples interprétations, chaque élément y a valeur de signe symbolique - un credo qui fonde à Byzance la pratique même de l'ekphrasis (voir en particulier les descriptions d'églises, et autres lieux saints, où l'attention du lecteur est attirée de la réalité matérielle des œuvres d'art à leur signification transcendante--la rencontre avec les images sacrées permettant d'accéder à une signification mystique). Après avoir donné un aperçu sur la tradition antique en matière d'interprétation allégorique, Roilos s'attarde sur toute une série d'exemples byzantins empruntés aux XIe - XIIe s.: ici encore, sont convoqués à la fois des auteurs bien connus comme Psellos, Tzetzès ou Eustathe de Thessalonique, et d'autres qui le sont beaucoup moins - comme Jean Galenos, auteur d'un commentaire d'Hésiode, Alexis Macrembolite, à qui l'on doit une "allégorie" de L'Âne de Lucien, ou Manuel Karantenos, qui nous a laissé une représentation allégorique de la Philosophie et de la Rhétorique: le nombre même des écrivains cités par Roilos témoigne de la richesse de la production allégorique à l'époque médio-byzantine. Le roman grec, comme les œuvres des auteurs classiques, a été soumis à ce type d'interprétation: la lecture d'Héliodore à laquelle se livre au XIIe s. un Philippe le Philosophe, ou au XVe s. un Jean Eugénikos, illustre la volonté qu'ont eue les Byzantins d'approcher le roman antique d'un point de vue mystique. On ne s'étonnera donc pas que les œuvres byzantines aient été elles aussi soumises à une approche allégorique, comme le montrent le poème où un certain Georges Kerameus propose une interprétation moralisante de Stephanites et Ichnelates, ou le commentaire de Callimaque et Callirhoé dû à Manuel Philès. Ici encore, la tradition manuscrite confirme la tendance des Byzantins à soumettre la littérature romanesque à une approche allégorique, ou du moins moralisante: Roilos cite en exemple le commentaire apposé dans un manuscrit au titre du roman de Macrembolite, qualifié de dusluton kai dusnoêton pros tous mê eidotas kai porrà tês ekklêsias. Les lettrés byzantins avaient donc tendance à considérer les textes de fiction comme des compositions littéraires possédant plusieurs niveaux sémantiques, et dotés par-delà leur signification apparente d'un sens plus profond, exprimé au moyen d'énigmes et de symboles. Or le roman de Macrembolite repose tout entier sur une poétique de l'énigme (et sans doute n'est-ce pas un hasard si une collection d'énigmes nous a été transmise sous le nom de Macrembolite): ainsi l'auteur recourt-il de manière systématique au procédé de l'allégorie (personnifications des Vertus et des Mois de l'année, de Sophrosyne et Eros, dont le conflit est au cœur de la narration, régie par le principe de l'eris). Le roman aurait subi, d'après Roilos, l'influence du néo-platonisme, l'un des courants philosophiques les plus en vogue à l'époque des Comnènes: Roilos estime que l'on peut lire toute l'histoire d'Hyminé et Hysminias en relation avec les théories de l'Eros développées par Proclos, le néo-platonicien le plus apprécié des Byzantins des XIe et XIIe s. (Roilos cite notamment Psellos, Eustratios de Nicée et Michel d'éphèse, deux commentateurs d'Aristote qui appartenaient à l'entourage d'Anne Comnène) ; de même, l'image du miroir, récurrente dans le roman de Macrembolite, évoquerait le principe de l'omoiotês, cher à Proclos, pour qui il existe entre les éléments des différents niveaux de l'existence une correspondance harmonieuse dont le style rhétorique offrirait un équivalent discursif. Plus immédiatement évident que ces possibles réminiscences de Proclos: le substrat de références subtiles à la tradition chrétienne présent dans le roman d'Eugénianos, dont l'écriture a été fortement influencée par le langage à la fois sensuel et mystique du Cantique des Cantiques (sur lequel existait d'ailleurs une riche tradition exégétique, d'Origène à Psellos, en passant par Grégoire de Nysse). Roilos parle de «manipulation créatrice» du langage biblique, d'"appropriation romanesque" qui a pour conséquence ultime une assimilation implicite des protagonistes du roman byzantin au couple d'amants du Cantique (Roilos signale d'ailleurs un possible jeu rhétorique sur le nom de Drosilla, qui pourrait posséder une signification mystique, puisque dans la Bible l'image de la rosée, drosos, est volontiers associée au logos divin).

Le dernier chapitre de l'ouvrage de Roilos est consacré aux "modulations comiques," qui constituent l'un des aspects majeurs par quoi les romans de l'époque des Comnènes se différencient de leurs modèles antiques. Soulignant la vogue que la littérature comique (Aristophane, Lucien) connut à Byzance au XIIe s., Roilos évoque ici encore un large éventail de textes qui vont des plus connus (commentaire de Tzetzès sur Aristophane, écrits satiriques de Prodrome) aux moins étudiés (réflexions d'Eustathe de Thessalonique sur la comédie, dans le traité Sur la simulation; satire attribuée à Eugénianos sous le titre Ananias ou Anacharsis). On ne s'étonnera pas que, dans un pareil contexte culturel, les romanciers byzantins recourent volontiers à des topoi (ivresse, scatologie) dont l'origine remonte à la comédie attique. Roilos parle à ce propos de "poétique de l'euteleia:" l'intrusion d'éléments vulgaires confère aux romans byzantins une dimension subtilement carnavalesque, en permettant à leurs auteurs de se livrer occasionnellement à un renversement subversif des normes de comportement et de communication à Byzance. La présence du comique se concentre essentiellement dans les scènes de banquets, nombreuses dans les romans du XIIe s. ; si le sujet n'est pas aussi inédit que le prétend Roilos (à qui ont échappé les deux articles récents de Roilos Harder, "Diskurse über die Gästlichkeit im Roman des Theodoros Prodromos," Groningen Colloquia on the Novel 8, 1997, 131-149, et de C. Jouanno, "Sur un topos romanesque oublié: les scènes de banquets," Revue des études Grecques 109, 1996, 157-184), les pages que l'auteur consacre aux épisodes de banquets du roman de Prodrome, et notamment à l'épisode du banquet donné par le barbare Mistyle, comptent parmi les plus réussies de l'ouvrage. Roilos voit dans cette séquence extrêmement élaborée une des scènes les plus complexes de tout le roman de Prodrome: celui-ci y montre une remarquable habileté à combiner références indirectes à la réalité contemporaine (échos parodiques du protocole des cérémonies de réception à la cour impériale) et allusions subtiles à la tradition littéraire: ainsi la discussion sur le thème "Un homme peut-il porter des enfants?" apparaît-elle à la fois comme une parodie des exercices rhétoriques de réfutation (anaskeuê) et confirmation (kataskeuê) et comme une appropriation irrévérencieuse du langage de l'hymnographie chrétienne (où l'on peut retrouver les mêmes images de l'agneau, symbole du Christ, ou du buisson ardent, symbole de la Vierge) ; la pseudo-résurrection de Satyrion évoque évidemment celle du Christ, et l'hymne que le bouffon chante en l'honneur de Mistyle peut être lu comme une parodie du discours politique byzantin. Ainsi les barbares de Mistyle apparaissent-ils comme un alter ego comique des Byzantins, et plus particulièrement de l'empereur et de sa cour. Chez Eugénianios, les épisodes de banquets sont l'occasion de scènes étonnamment réalistes, voire scatologiques (danse de la vieille Baryllis), où l'influence de la comédie ancienne est très nettement perceptible: leur hardiesse est telle que certains lecteurs en ont été gênés, comme le révèle un examen de la tradition manuscrite (l'un des vers les plus scabreux est omis dans certains manuscrits). Roilos met le réalisme de pareils passages au compte de la volonté d'actualisation, qui amène Eugénianos à introduire dans son roman divers éléments de la vie quotidienne et de la culture populaire.

Ainsi le genre romanesque apparaît-il à Byzance comme un medium dynamique qui, en incorporant sur un mode volontiers parodique des discours littéraires et idéologiques contemporains, permet l'exploration de diverses tensions idéologiques: soulignant la complexité de l'attitude adoptée par les romanciers byzantins à l'égard du passé païen et du présent chrétien, Roilos parle de metaichmios logos, de "synthèse discursive où le langage de la tradition coexiste avec celui de l'innovation." Il ne sera plus possible, après la parution d'une telle étude, de voir encore dans les romans de l'époque des Comnènes de purs jeux d'érudits dénués d'enjeu et d'intérêt.