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04.01.09, Bloch, The Anonymous Marie de France

04.01.09, Bloch, The Anonymous Marie de France


Le titre de l'excellent livre de R. Howard Bloch, The Anonymous Marie de France, peut, à première vue, surprendre. Sont dits "anonymes," en effet, ces auteurs dont on ignore le nom ou qui n'ont pas fait connaître leur nom. Or, contrairement à plusieurs auteurs médiévaux véritablement"anonymes,"Marie n'a pas hésité à se nommer dans les trois Ïuvres qui lui sont attribuées: les Lais, les Fables et l'Espurgatoire Seint Patriz. Loin d'être dupe de cette apparente contradiction, Howard Bloch nous invite plutôt dans son livre à repenser à la fois tout ce que la critique littéraire moderne investit dans le nom d'un auteur et la notion d'anonymat.

"What is in a name?", demande-t-il dans son Introduction (2). Dans le nom de"Marie de France"--apparu pour la première fois en 1581 sous la plume de Claude Fauchet--se retrouvent plus souvent qu'autrement, répond Bloch, les propres phantasmes des critiques, lesquels craignent plus que tout ce qu'il appelle encore"the vacuum of the anonymous" (8). Ainsi le nom de Marie a-t-il généré au fil du temps une série de spéculations, résumées non sans humour par Bloch dans son Introduction, sur l'identité de la personne qui porte ce nom, sur sa classe sociale, sur le lieu et la date où elle aurait vécu. Mais à l'exception peut-être du moment où elle produit ses textes, au sujet de Marie comme personne réelle ayant vécu dans un lieu et un temps donnés, nous ne pouvons être sûrs de rien. Le nom que nous livre Marie dans ses oeuvres et son anonymat ne sont pas, de même, mutuellement exclusifs: "Though Marie may not choose to be literally anonymous, given that she offers us her name, she nonetheless chooses to remain just a name, no more than a name, a name into which, as she is also aware, those who read her might also read themselves." (11).

Considérer Marie de France comme auteur "anonyme" exige cependant qu'on réfute l'idée romantique qui veut que l'anonymat soit nécessairement lié chez un auteur à une certaine naïveté, à une absence d'intentionnalité et à une indifférence par rapport à son oeuvre. Pour qui connaît le moindrement celle qu'on a surnommée la "première femme poète de France," cette définition ne pourrait en aucune façon lui être applicable; Marie se montrant toujours hautement consciente de son travail comme poète et constamment préoccupée par la réception de ses textes. Loin d'être simple ou naïve, elle est au contraire, comme l'écrit Bloch, "among the most self-conscious, sophisticated, complicated, obscure, tricky, and disturbing figures of her time--the Joyce of the twelfth-century." (19) Approcher cet auteur--apprendre à la connaître--demande donc qu'on l'aborde non pas de l'extérieur, comme "personne," mais bien de l'intérieur, "from the texts themselves, via an interpretation of the works associated with her." (18). La grande originalité de The Anonymous Marie de France consiste précisément à nous faire découvrir un auteur beaucoup plus riche qu'on l'avait cru en lisant de près non pas uniquement les Lais qui ont fait jusqu'ici l'objet de maints commentaires, mais encore les deux Ïuvres moins connues qui portent son nom, les Fables et l'Espurgatoire.

Trois chapitres d'une longueur à peu près égale sont consacrés aux trois oeuvres de Marie, à commencer par les Lais. Le but de Bloch est d'une part de lire de près chacun de ces textes tout en essayant d'autre part de mettre en évidence ce qui les relie. Le fil conducteur entre chacune de ces oeuvres serait, selon Bloch, l'intérêt manifesté par Marie de France au sujet du rôle joué par le langage dans les relations humaines; plus précisément, "how language might negotiate relations between individuals in a world that is less and less defined by military might and increasingly ruled by models of mediated social exchange." (21) Cette attention portée au langage que Bloch en vient à identifier comme étant une "obsession" (terme qui, appliqué à Marie, revient d'ailleurs un peu trop souvent dans The Anonymous Marie de France) s'exprime dans ses textes de trois façons différentes.

Comme en témoigne le titre du deuxième chapitre, "If Words Could Kill: The Lais and Fatal Speech," c'est surtout le danger associé à la parole qui, à son avis, caractériserait les Lais . S'il y a lieu de croire que la parole n'est pas toujours "fatale" dans les récits de Marie France--a parole initiale de la malmariée dans "Yonec" n'est-elle pas bénéfique, par exemple?-- il n'en demeure pas moins que l'interprétation des Lais proposée par Bloch est dans l'ensemble tout à fait convaincante.

Dans les Fables, au contraire, parler n'est pas toujours nécessairement négatif; l'effet de la parole dépendant entièrement de la situation sociale dans laquelle elle a été prononcée. Ce que les Fables mettent en évidence, affirme Bloch, c'est le rôle conciliateur du langage à un moment historique où l'on se voit justement forcer de redéfinir les relations humaines dans une société de plus en plus dominée par une économie urbaine. L'un des mérites de cette interprétation est de nous faire voir en Marie de France un auteur beaucoup plus socialement engagé que la seule lecture des Lais nous l'avait laissé croire. Qu'il me soit aussi permis d'ajouter combien il pourrait être utile aux spécialistes des Fables de Jean de La Fontaine--lesquels plus souvent qu'autrement ne tiennent pas assez compte de leurs antécédents médiévaux--de considérer ce que Bloch a à dire sur les Fables de Marie, notamment au sujet du contexte socio-politique dans lequel elles ont été écrites (chapitre 6, "Marie's Fables and the Rise of the Monarchic State").

L'engagement social de Marie de France est à nouveau magistralement démontrée par Bloch dans la lecture qu'il fait de l'Espurgatoire Seint Patriz. Ici, ce n'est plus la fonction ontologique du langage comme dans les Lais ou éthique comme dans les Fables qui est mise de l'avant, mais bien sa fonction herméneutique. Pour que la parole ait un effet salutaire, il faut au héros apprendre à la produire au bon moment, et éviter--comme c'est le cas du Perceval de Chrétien dont traite Bloch--de se taire quand il faut parler. La richesse des arguments développés par Bloch dans les trois chapitres qu'il dévoue à l'Espurgatoire est telle qu'il est difficile d'en faire un résumé rapide. Parmi les nombreux points d'intérêt, mentionnons ici les liens convaincants que Bloch réussit à établir entre l'Espurgatoire de Marie et le contexte dans lequel il a été produit; plus particulièrement, avec le mouvement historique pour la paix initiée au 12e siècle et la campagne de "pacification" de l'Irlande promulguée par Henri II. Le dernier chapitre ("The Anglo-Norman Conquest of Ireland and the Colonization of the Afterlife") dans lequel il déploie ces arguments est peut-être l'un des meilleurs de son livre. De fait, si les analyses de Bloch ont une telle envergure, c'est, entre autres, parce qu'informées comme il le dit lui-même par le "New Historicism" (319), elles ne manquent jamais d'accorder à l'histoire une place de choix.

The Anonymous Marie de France nous force à repenser ce que nous croyions savoir au sujet de cet auteur appelé "Marie." Plus ample, plus forte et plus inscrite dans son temps qu'on ne le pensait, la "Marie" que Bloch révèle dans son livre participe pleinement par ses textes à l'étonnante transformation historique qui a lieu au 12e siècle. Le premier à prendre en compte les trois Ïuvres qui lui sont attribuées et à les inscrire dans leur contexte, le livre de Howard Bloch représente sans aucun doute un point tournant pour la recherche sur Marie de France. Que l'on soit ou non d'accord avec les différentes lectures qui y sont proposées, il est évident que The Anonymous Marie de France est appelé à devenir un outil absolument indispensable pour quiconque entend travailler sur cet auteur.