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02.08.06, Henriet, Response to Piroshka Nagy's review of Patrick Henriet

02.08.06, Henriet, Response to Piroshka Nagy's review of Patrick Henriet


"Une seule pièce dans une boîte fait un bruit de crécelle"

Les lignes qui suivent sont une réponse aux quelques pages que Piroshka Nagy juge bon de consacrer à mon livre sur le verbe efficace dans l'hagiographie monastique des XIe et XIIe siècles. Elles seront surtout théoriques, pour la bonne raison que ma collègue, se situant exclusivement sur ce terrain, juge préférable de ne pas discuter les textes. J'ai quant à moi la faiblesse (l'archaïsme ?) de croire que l'historien a un double devoir d'érudition et de conceptualisation, mais là n'est pas la question aujourd'hui. J'aurais par ailleurs apprécié un peu plus de transparence dans cette discussion, déjà entamée dans un cercle restreint voici plus d'un an: il eût par exemple été souhaitable que mademoiselle Nagy mentionnât certains arguments ou travaux d'une autre façon, en particulier lorsque c'est par moi qu'elle en a pris connaissance (définition de l'idéologie selon Duby se réclamant d'Athusser, utilisation fréquente du mot verbum pour caractériser les paroles des saints etc.). Mais ces broutilles ne doivent pas affecter le fond de la discussion. Dans les lignes qui suivent, je reprendrai d'abord certaines des critiques de PN pour montrer leur manque de pertinence voire, dans certains cas et derrière le rideau d'une langue assez jargonnante, leur caractère extrêmement réducteur. Je tâcherai ensuite de mettre à nu le véritable enjeu de ce débat, qui pose à sa façon, modeste, la question du statut du fait religieux dans les études historiques. La justesse de mon livre étant dans cette perspective une question parfaitement accessoire, je m'intéresserai peu à celui-ci et beaucoup, en revanche, aux propositions de PN.

Quatre réponses pour quatre objections

1. La première objection de P. Nagy--celle qui vient à la fin de son texte--touche au corpus retenu. Je commettrais l'erreur de me limiter à des textes hagiographiques alors que la prière apparaît aussi dans des "traités théoriques", des lettres (pourquoi ne pas mentionner aussi les formulaires liturgiques?) etc. Passons sur le fait qu'on fait ici bon marché de la façon dont je justifie mon choix dans l'introduction, et retenons cette phrase: " What else do we learn, then, about the phenomenon of prayer than what the ideology or/and ecclesiology aimed at by the hagiographer necessitated ?". On peut évidemment tenir le même raisonnement pour toute source, à moins de croire, comme certains étudiants de première année, que l'historien peut avoir dans certains cas directement accès aux phénomènes étudiés. Pour ce qui est de l'hagiographie, PN donne elle-même la réponse: les sources retenues vont nous montrer comment la prière participe d'une conception du monde et comment elle peut être instrumentalisée. Cette recherche ne me semble pas indigne d'un historien. J'ajouterai encore, avant d'aborder des questions plus importantes, qu'il ne s'agissait pas ici de faire une histoire totale de la prière en utilisant l'ensemble des sources possibles: ce projet, exaltant mais aussi, dans une certaine mesure, déraisonnable, réclamerait une culture que je n'ai pas. La méfiance de PN devant une étude fondée sur un corpus de sources homogène me semble par ailleurs révéler deux a priori assez dommageables: 1) Toute recherche devrait forcément être menée à bien en utilisant la totalité des sources disponibles. Je pense quant à moi que le sujet commande. Lorsqu'il est aussi vaste que celui-ci, cette méthode, qui vaut pour les monographies, risque de poser de graves problèmes de délimitation et de cohérence. Il est rarement bon que tout soit dans tout, car les comparaisons et les rapprochements peuvent alors perdre une grande partie de leur valeur. Construire un corpus en fonction d'un genre (ici l'hagiographie), permet souvent, à défaut de briller toujours, de privilégier la rigueur et d'affermir les résultats. Une certaine modestie initiale est parfois gage de sérieux. Ceci à condition que la recherche en question soit conçue comme un début et non un achèvement, ce qui est ici le cas. 2) PN regrette que la prière soit étudiée à travers des sources narratives très codifiées, car celles-ci ne sont pas les plus aptes à révéler sa "véritable nature". Nous reviendrons sur cette notion, qui est en soi tout un programme!

2. Mon livre analyserait la prière en termes d'"efficacité sociale" alors que le "Verbe", qui figure dans le titre, est une notion théologique. Plus généralement, la théologie chrétienne est le "reference system of the texts and of the society that are dealt with". Commençons par le moins important. Le terme verbum, nous explique savamment PN, fait nécessairement référence au "Verbe de Dieu, incarné dans Jésus". J'aurais donc plus ou moins tort d'utiliser l'expression "verbe efficace" pour désigner une parole humaine, même quand celle-ci apparaît dans les "medieval texts known and used by Henriet". Je remercie ma collègue pour cette concession, dans laquelle je crois reconnaître quelques remarques formulées ailleurs à son encontre, il y a quelques mois. Sans doute ai-je eu tort de ne pas développer ce point dans l'introduction. Je ferai cependant remarquer qu'il pourra sembler d'une grande évidence à tous les médiévistes lecteurs de textes latins, en particulier hagiographiques. Il suffira de renvoyer ici à la Vita Martini de Sulpice Sévère, texte assez bien diffusé au Moyen Âge, où l'on voit par exemple le saint commander aux oiseaux potenti verbo. Une telle formule n'a rien d'extraordinaire. Quant à l'expression "verbe efficace", que PN caractérise comme essentiellement théologique (au même titre, d'ailleurs, que la dynamique sociale dans son ensemble), je préciserai qu'elle est en réalité scripturaire, puis, par voie de conséquence, exégétique, et enfin qu'elle passe parfois, non sans détournement de sens, dans le vocabulaire hagiographique. Je ne vois pas là ce primat de la théologie qui tient de l'évidence pour PN. Mais on touche précisément là un point très important. Pour ma savante lectrice, la société chrétienne des siècles étudiés se structure à partir d'un système de référence théologique. Cela signifie non seulement que celui-ci est toujours présent à l'arrière-plan, ce que j'accepte globalement, mais aussi qu'il est nécessairement premier. Poussons le raisonnement jusqu'au bout: l'historien qui tenterait de démonter les rouages d'une société médiévale sans les faire coïncider avec le discours théologique (mais lequel au juste ?, car la théologie aussi a une histoire...) passerait à côté de l'essentiel. Il ne saurait alors y avoir de science historique que tautologique. Mais on confond ici deux choses. Il est parfaitement exact, d'une part, que tout fait, tout comportement, tout texte, sont susceptibles de recevoir une justification ou une interprétation par Augustin, Jérôme ou Grégoire le Grand, au Moyen Âge comme aujourd'hui. Mais il est non moins vrai, d'autre part, que les comportements et les discours, qu'ils soient laïques ou cléricaux, peuvent être légitimés par des arguments théologiques sans y être réduits, tant du point de vue de leur sens que de leur portée. En d'autres termes, ce n'est pas parce que la théologie est présente qu'elle est première et l'Histoire n'a pas vocation à être ancilla theologiae. On pourrait développer longuement ce point, par exemple en ce qui concerne les prières pour les morts, les oraisons coercitives, le culte des reliques, la pratique du miracle etc. Contrairement à PN, je crois qu'il existe une logique sociale repérable et décryptable dans une infinité de manifestations et de constructions humaines, le fonctionnement des sociétés médiévales n'étant pas réductible à un canevas théologique. Le fait social est plus complexe qu'on ne voudrait nous le faire croire et je ne suis pas persuadé que les théologiens, d'hier ou d'aujourd'hui , soient les mieux placés pour l'analyser.

3. Il conviendrait paraît-il de mieux séparer les notions de performance linguistique et d'efficacité sociale. Présentant la notion de verbe efficace, je renvoie en effet brièvement à la théorie de John Langshaw Austin et au concept de "performativité". L'efficacité que j'étudie ensuite serait cependant, à peu près exclusivement, une "efficacité sociale". La question que pose ainsi, plus ou moins implicitement, mademoiselle Nagy, est donc celle du rapport entre ces deux notions. Disons brièvement que leur opposition me semble aussi arbitraire que contre-productive. Les faits de langue ne sont-ils pas aussi, comme l'a montré en particulier Mikhail Bakhtine, des faits sociaux? La performance linguistique chrétienne (transformation eucharistique, formules liturgiques diverses, prières propitiatoires ou de demande etc.) est toujours au service d'une logique sociale, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne peut être analysée que sous cet angle. On pourrait sans doute la caractériser comme une performance à double détente: efficacité souvent directe dans un premier temps (réalité de la transformation eucharistique aux mots de l'officiant, effectivité du baptême au te baptizo, miracle après les prières des pèlerins etc.), mais aussi "efficacité sociale" sur le moyen et long terme, les exemples donnés renvoyant tous à des réalités essentielles de la société médiévale. Or la prière fonctionne aussi sur ce double mode. Les deux notions que PN perçoit comme relevant de registres radicalement différents et sans communication doivent donc être étudiées en terme de relations et d'emboîtement. La compartimentation ferme en revanche l'accès aux logiques fondamentales. Nous reviendrons sur ce point.

4. Le moins qu'on puisse dire est que PN n'aime pas le concept d'idéologie, en tout cas lorsqu'il est appliqué aux textes "religieux" du Moyen Âge. Elle donne de ce concept, non sans quelque effarouchement, une définition " late-marxist" que je reconnais lui avoir soufflée dans un cercle plus restreint. Idéologies, représentations, ecclésiologie--terme qui a sa faveur ÷, je crois qu'il est facile ici de tomber dans une querelle de mots qui n'apporterait que peu de choses à la compréhension des phénomènes étudiés. On pourrait sans doute aussi parler d'idéel avec Maurice Godelier , ou bien encore inventer d'autre termes. Disons donc brièvement que même si elle peut être discutée ou améliorée, la définition que Duby reprenait à Althusser me semble encore à peu près opératoire aujourd'hui. Elle combine les concepts, les idées conscientes et les représentations, elle met l'accent sur leur rôle social. On conviendra que l'infrastructure matérielle, dominante "en dernière instance" (Engels), est assez loin... Le concept d'idéologie comme catégorie d'analyse de tel ou tel aspect de la société médiévale n'est certes pas particulièrement neuf, mais il me semble encore pratique, utilisable, en un mot opératoire. Ajoutons qu'avant de l'écarter, il faudrait avancer quelques très bonnes raisons et proposer autre chose. Or le terme "ecclésiologie", qui est ici avancé, semble tout à fait impropre car il est loin de recouvrer les diverses acceptions d' " idéologie" (et réciproquement). Tout ne se réduit pas au Moyen Âge à un discours sur l'Église, aussi fondamentale que soit cette notion. Mais PN semble quant à elle considérer qu'il y a comme un crime de lèse-majesté à utiliser le terme "idéologie" dès lors qu'il est question de clercs (le concept d'idéologie cléricale, en particulier, est impropre puisqu'il n'y a qu'une ecclésiologie...), de prière etc. Elle préfère en conséquence la définition du Dictionnaire de philosophie de P. Foulquié, dont j'ai appris en la lisant qu'il était plus utile aux médiévistes d'aujourd'hui que les travaux de Georges Duby... Cette définition nous parle de "manifestations intéressées" et de "propagande", ainsi que d'une illusoire "exigence de la raison". Il s'agit à l'évidence d'une définition peu adaptée au Moyen Âge, mais c'est elle qui permet à PN d'écrire que selon moi, les clercs auraient utilisé leur verbe efficace pour "manipuler la société" ("Clergymen, who used its power to control and manipulate society"). C'est me prêter un vocabulaire et des idées qui n'apparaissent dans aucun de mes travaux, à commencer par ce livre. Le machiavélisme conscient et sans concession des clercs, qui renvoie à un anticléricalisme très XIXe siècle mais dont je ne sais s'il compte beaucoup d'adeptes, aujourd'hui, chez les médiévistes, peut certes être relevé dans nombre de faits divers, mais n'aide guère à comprendre les structures idéologiques et sociales du Moyen Âge. PN crée ses propres épouvantails pour mieux les combattre, tout en faisant mine de ne pas savoir que les systèmes sociaux tiennent lorsque les différents groupes qui les composent partagent un minimum de valeurs et de représentations.

Les enjeux du débat: quatre propositions

1. PN pose une question ambitieuse qu'elle me reproche visiblement de ne pas avoir assez prise en compte: qu'est-ce que la prière? Entendons la "vraie" prière, celle qui se situe au-dessus des contingences sociales et des " manipulations"... De là des formules telles que: "The question of what prayer is", ou "The difficulty of thinking about what a religious act is". Mais elle donne aussi des réponses: "Prayer aims primarily at symbolic or sacral mediation and efficacy". Il est vrai que, sur ce point et quelques autres, la logique de PN et la mienne s'opposent nettement. Ici, la question est en effet de savoir si l'historien peut, sans dommage pour sa discipline, s'interroger sur ce qu'est la prière "en soi", dans une perspective ontologique qui, à la lecture de Piroshka Nagy, apparaît presque heidégérienne. Dans la pratique historienne, la prière médiévale est d'abord ce que nous en disent les textes à notre disposition. Ce n'est pas rien. Mais qui dit sources dit auteur, public, fonction, contexte. Il n'y a donc pas une prière en soi, mais, toujours, une prière en situation. Voilà au moins une bonne raison pour ne pas négliger l'étude attentive des sources et des discours, dans une progression qui doit aller, dans la mesure du possible, du paradigme philologique à l'effort de conceptualisation.

2. L'efficacité sociale de la prière existe bien, concède PN, mais elle ne doit pas faire oublier une autre efficacité, assez mystérieusement nommée " efficacité médiatrice" ("mediating efficacy"). Comme nombre de mes collègues, j'étais persuadé que dans le christianisme médiéval, les médiateurs étaient le Christ, le Vierge et les saints. Il faut maintenant les remplacer par cette fascinante efficacité, surgie on ne sait pas très bien d'où mais érigée par quelque deus ex machina en force motrice de la piété la plus "authentique"... Qu'importe. Passée la surprise, on comprend finalement assez bien ce que PN tente de nous dire, par exemple lorsqu'elle cite le cas de Romuald recevant secrètement le don des larmes: il existe (sauf méprise de ma part) une "efficacité" de nature religieuse qui ne doit rien à l'environnement social, en bref une prière désintéressée qui est efficace en ce sens qu'elle met en communication Dieu et l'orant (d'où l'utilisation ici, sans doute, du concept de médiation). Voici la "vraie prière" de PN: un élan "désocialisé" relevant de la piété la plus personnelle, soustrait, dans un premier temps au moins, à tout type d'instrumentalisation et ne servant aucun type d'idéologie. Nous sommes désormais, par un coup de baguette magique, "hors du social". Au moment de comprendre et d'analyser ces comportements qui sont la fine fleur de la piété médiévale, les indications plutôt sibyllines de PN semblent nous renvoyer vers une construction "anthropologico-spirituelle". Ainsi faut-il comprendre, croyons-nous, cette mystérieuse "mediating efficacy". Que l'on nous permette une remarque à ce sujet, relative au seul exemple concret avancé par mademoiselle Nagy.

Pour démontrer comment "a mediating efficacy can exist without a social one", celle-ci met donc en avant l'exemple de Romuald. Celui-ci me semble éclairer de façon assez crue la naïveté du raisonnement qui nous est proposé. Tout se passe en effet comme si nous avions directement accès aux larmes de Romuald et, grâce à elles, à une sorte d'essence du phénomène religieux, enfin débarrassé de ses oripeaux sociaux. Or pour tenir un discours ressemblant, de près ou de loin, à celui-ci, il faut une considérable dose de mépris pour les textes et pour ce qu'Hans Robert Jauss a appelé, dans une þuvre classique, l' "esthétique de la réception" (Rezeptionsästhetik). Faut-il rappeler que le Romuald que nous connaissons est avant tout le Romuald de Pierre Damien? Ses prières et ses silences, son rapport privilégié avec Dieu, manifesté par le don des larmes, tout cela nous est exposé dans une Vita dont il conviendrait de ne pas oublier le caractère de construction littéraire. Celle-ci, et ce n'est pas original, visait un public précis et poursuivait des buts qu'il serait naïf de réduire à une simple édification pieuse. Ce n'est pas ici le lieu de retracer le discours de Pierre Damien sur l'érémitisme et sa fonction dans la société, ou encore sur les rapports entre vie active et vie contemplative. Il suffira de rappeler que traiter une Vita d'après son seul contenu, sans prendre en compte l'environnement où et pour lequel elle a été rédigée, n'a guère de sens (en tout cas si nous nous plaçons dans une perspective scientifique). Nous n'avons pas accès aux larmes de Romuald, mais aux larmes de Romuald telles que Pierre Damien nous les donne à voir. Et ces larmes-là ont bien, pour reprendre le vocabulaire de PN, une "social efficacy". Le fait qu'elles soient versées dans la solitude et tenues secrètes ne fait finalement, puisque nous sommes soigneusement informés de la discretio romualdienne, que renforcer leur rôle "social"... En définitive, les larmes de Romuald nous renseignent sans doute plus sur le projet idéologique de Pierre Damien que sur ce que le fait religieux "really is". On pourra certes objecter avec raison que les hagiographes n'inventent pas tout, que les ascètes et les ermites priaient effectivement au désert, etc. Sans doute. Mais s'il n'y a pas de témoins, que pouvons-nous savoir et que pouvons-nous dire? Par définition, un ermite qui pleure en silence ne laisse pas de traces. Il est difficile ici de ne pas se souvenir de la dernière proposition du Tractatus Logico-Philosophicus (Wittgenstein): "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire"

Le travail de l'historien n'est-il pas d'abord de partir des sources dont il dispose? La "médiation efficace et désocialisée" dont rêve PN ne peut être, pour le chercheur en tout cas, qu'une chimère. Il est évidemment loisible à chacun de la chercher où et quand il le veut, mais il semble préférable de ne pas le faire dans une recherche de type scientifique. Que l'on n'interprète pas mal les lignes qui précèdent: il ne s'agit pas de soustraire au champ des recherches historiques la piété individuelle, la conviction religieuse, les émotions, les sentiments etc. Ce serait là faire injure à l' "ogre de la légende", avide de chair fraîche, dont parlait Marc Bloch en définissant le métier d'historien. Mais pour les saisir, il faut prendre en compte tout ce qui les accompagne et les éclaire, au lieu de les détacher, dans une perspective platonicienne aussi inavouée qu'illusoire, de leur gangue d'impuretés pour mieux atteindre leur "vérité". Nous terminerons en développant ce dernier point.

3. A la lecture des remarques de Piroshka Nagy, je suis frappé par un certain nombre d'oppositions qui semblent souvent marcher en binômes contradictoires. On a déjà relevé la radicale séparation entre "efficacité linguistique" et "efficacité sociale". C'est encore peu de chose. Mais il y a plus. La "vraie prière" (celle qui "aims primarily at symbolic or sacral mediation and efficacy") s'oppose à la prière "sociale", dont elle n'est qu'un pâle succédané. L'idéologique s'oppose au théologique et au spirituel. La piété (authentique, on s'en doute) au social. L' " essentiellement religieux" ("primarily religious acts") à l'instrumental et à la "manipulation". L'efficacité sociale à l' "efficacité symbolique". La liste n'est sans doute pas complète. Du simple point de vue de la recherche historique, cette pensée par contrastes peut amener à des lectures foncièrement erronées. Résumant quelques pages consacrées aux carolingiens, PN écrit: "The ideological instrumentalisation of the (mainly liturgical) sacred Verbum was a political concern for the carolingian rulers who constructed a Christian empire by centralising the Church and thereby controlling the means of salvation". Pour le dire un peu brutalement, j'affirmerais donc que l'intérêt des carolingiens pour la liturgie relevait avant tout d'une préoccupation politique ("a political concern") liée à la volonté de contrôler un empire. Une telle lecture est parfaitement anachronique. Ce que, de façon très révélatrice, PN refuse ici de penser, c'est le fait qu'une action "politique" soit aussi une action "religieuse" et inversement. Ce refus vient d'une utilisation anachronique de concepts, qui ont certainement du sens au XIXe siècle mais beaucoup moins au IXe ou encore, malgré la réforme grégorienne, au XIIe. On trouve donc chez PN la conviction implicite que si un acte est politique ou social, il n'est pas vraiment religieux. Et inversement que s'il est religieux, il échappe en dernière analyse aux déterminations et aux conditionnements de la société au sein de laquelle il est accompli. Ce discours n'est certes pas caricatural, et PN prend bien soin de préciser: "I do not believe that religious concerns can be reduced to social, political, economic, and ideological ones (even though they certainly do have some social, political or economic or ideological elements)". Le "even though" vaudrait ici brevet de scientificité, car il permet la prise en considération du contexte historique. Mais la fin du raisonnement s'impose néanmoins toute seule: ne prendre en compte que ces aspects équivaudrait à perdre de vue ce qui rend les dites préoccupations (les "religious concerns") essentiellement différentes, à savoir leur nature religieuse. Au-delà de l'analyse par le contexte et au-delà de la mise en situation, il reste le principal, que l'historien (-ne) prétend encore s'annexer ...

Ainsi donc, si la logique sociale est, comme on l'a vu, soluble dans la théologie, le religieux en général et la prière en particulier ne sont pas solubles dans la société... L'historien qui en reste au stade du social perd de vue l'autre dimension du fait religieux, la plus importante, celle qui n'est pas réductible. Entendons-nous bien, car le terrain est à l'évidence assez glissant: je n'entends pas me faire ici l'avocat de la réductibilité du fait religieux, car pour un historien, savoir si, dans l'absolu, les choses se présentent ou non de cette façon est bien la dernière question à (ne pas) poser. A chacun d'en décider selon ses convictions, ses envies, son humeur. Tout chercheur est bien libre, qui le contesterait, de cultiver son jardin secret... mais à la seule condition de le faire hors de sa pratique scientifique. Le vrai danger serait de prétendre analyser du point de vue des sciences humaines ce qui échapperait en dernier recours au social. Une telle prétention ne reviendrait-elle pas, en effet, à tenir un discours sur la Vérité du fait religieux, et non seulement sur son mode d'insertion dans la société?

L'exposé de PN se présente donc paré d'atours plus ou moins séduisants qui évoquent la modernité, mais son argumentation et ses conclusions semblent en définitive bien traditionnels, autant ou plus, nous semble-t-il, que cette tendance "late marxist" dont il a été question... L'une des conséquences du dualisme analytique que nous avons relevé (ce qui est religieux contre ce qui ne l'est pas, un infranchissable gouffre séparant les deux) est assurément de réduire les propos de ceux qui refusent cette alternative trop facile à un discours convenu et caricatural. Parler d'instrumentalisation de la prière et s'interroger sur son rôle dans la société, utiliser le concept d'idéologie cléricale, tout cela revient finalement à imaginer une sorte de complot des hommes d'Église afin de conserver leur position dominante, et à oublier du même coup la sincérité de leurs aspirations spirituelles... Reconnaissons qu'un tel discours ne permet pas d'aller très loin! Mais qui le tient? Affirmer qu'au Moyen Âge le politique et le social sont investis par le "religieux", suggérer qu'une réalité aussi "spirituelle" que la prière peut jouer un rôle non négligeable dans l'organisation de telle ou telle formation humaine, il y a là des impératifs et une logique que PN ne semble pas discerner très clairement. Cette logique, assez courante au demeurant, est tout simplement celle d'une science historique refusant la compartimentation. Les sociétés médiévales participent pleinement d'un monde où, pour reprendre une expression de Marcel Gauchet, "le religieux fait partie intégrante du fonctionnement social". En le situant à part, en marquant sa différence pour sauvegarder son irréductible spécificité, on s'interdit toute réflexion de fond sur ce "fonctionnement social" dont la connaissance reste à mon sens la première tâche de l'historien. La question n'est pas de savoir ce que sont la religion ou la prière, mais à quoi elles servent, pourquoi elles existent et comment elles se manifestent dans une société donnée. Il convient bien, il est vrai, de savoir quel sens avaient ces notions pour les hommes et les femmes du Moyen âge, mais il n'est possible de répondre à cette interrogation qu'en rapportant les comportements individuels à ceux des groupes par rapport auxquels ils se situent. Au-delà, la nature du rapport avec la divinité est un problème qui, aussi fascinant soit-il, devient en réalité sans objet car aucune science humaine ne peut offrir les outils nécessaires à sa résolution. Les concepts que PN oppose systématiquement, tout en les hiérarchisant, doivent en définitive être saisis conjointement, car ils ne sont pas autonomes au Moyen Âge. C'est en étudiant la façon dont ils s'emboîtent et se combinent que l'on pourra éviter les anachronismes. L'isolement du religieux n'entraîne aucun gain de profondeur dans l'analyse, mais risque en revanche de produire un discours scientifiquement vide et redondant. Ou pour le dire autrement, à la façon d'un rabbin des années 1570: "Une seule pièce dans une boîte fait un bruit de crécelle" .

Les lignes qui précèdent marquent en ce qui me concerne la fin de cette polémique avec mademoiselle Nagy. Conformément aux usages de The Medieval Review, celle-ci pourra y répondre si elle le souhaite. J'espère que nous aurons de cette façon clarifié nos positions respectives et surtout les véritables enjeux de ce débat, qui dépasse largement mon livre. La discussion pourra éventuellement se poursuivre ailleurs, paisiblement et sous d'autres formes. Dans cette hypothèse, je souhaiterais que les sources réapparaissent sur le devant de la scène.