Florent Coste propose une réflexion sur la nature complexe du légendier de Jacques de Voragine, la Légende dorée (dorénavant LD), qui est un ouvrage, selon lui, polyvalent et pluritextuel de médiation et de communication. Coste lance l’hypothèse d’“une fragile conciliation de son [LD] identité comme œuvre d’une part et de la pluralité déconcertante de ses manifestations d’autre part” (23). La capacité de la LD de s’adapter aux divers contextes que le légendier a traversés, même des siècles après sa création, est le cœur de son enquête. Se référant aux travaux dédiés à la LD (18-20), Coste propose une typologie détaillée du légendier, notamment en réenvisageant la pastorale de l’écrit et ses rapports avec la pastorale de l’oral (284-285).
Coste organise son ouvrage en trois parties. La première examine la LD comme compilation, en prenant en compte le sens médiéval de ce terme. La deuxième se concentre sur la LD en tant que recueil qui agrège de nombreux textes “avec connectivité et polyvalence” (31). La troisième analyse le rôle de la LD dans la formation pastorale des fidèles et, plus largement, dans la formation des “communautés textuelles” (notion empruntée à B. Stock, 31, 237). Chaque partie est ouverte par un préambule en forme de chronique révélant le destin et la perception de la LD dans plusieurs villes et à plusieurs dates, ce qui à la fois introduit les thèmes à explorer et confère à l’ouvrage un caractère poétique et vivant.
Dans le chapitre 1 de la première partie, en réfléchissant sur le genre de la compilation, Coste s’intéresse à la métanarration. Il analyse les prologues d’auteur des ouvrages compilatifs médiévaux (61-66). Il soutient que la compilation, dans un esprit médiéval, représente une “opération cognitive de coordination du savoir [...] de nature fondamentalement collective” et “le reflet d’une épistémologie sociale” (61). Dans le chapitre 2, il étudie les témoignages qui sont à la base d’un recueil hagiographique, ce qui fait de la LD un hypertexte hagiographique et ainsi un “témoignage au cube” (76). Attiré tout au long de son ouvrage par l’interaction entre le langage, le récit, et l’acte social, Coste propose une interprétation philosophique de ce qu’est une compilation. Il se réfère à bon nombre d’historiens médiévistes en soulignant le parallèle entre le corps des saints (et donc les reliques) et le corpus textuel (95-99). Une telle analogie, propre à la pensée médiévale, correspond très bien aux intérêts théoriques de Coste, et il l’approfondit en comparant la logique de conservation et de rassemblement à l’œuvre dans les sanctuaires avec celle qui est à l’œuvre dans les recueils hagiographiques, et en comparant reliques et récits comme autant de traces du sacré (95, 99-100). De la même manière, Coste lie “l’assemblage des sources [...avec le] rassemblement des saints” et montre joliment comment la LD inscrit “l’infini de la sainteté dans la finitude du livre” (105).
Dans la deuxième partie, l’accent est mis sur “l’environnement manuscrit” (116) de la LD et son contenu codicologique. Dans le chapitre 3, Coste cherche à examiner l’identité du recueil fondée sur son intégrité textuelle. Il insiste sur l’importance de l’expérience de lecture pour comprendre cette identité textuelle (117-118) et attribue à la LD le terme d’“indétermination générique” (123). En repérant des noms sous lesquels la LD a été connue à l’époque médiévale dans les inventaires de livres, Coste propose de comprendre le nom de son compilateur Jacques de Voragine comme un marqueur institutionnel (dominicain) et un label générique, un trademark (128). Plus loin, Coste développe une idée de la LD comme “une super-compilation au bout d’une chaîne de traitement textuel” (130) et associe la réécriture hagiographique à la translation des reliques (le manuscrit comme dispositif de reliques), soulignant ainsi l’agentivité du livre (132-133). L’approche anthropologique appliquée ici, sans être fausse, ne semble convoquée que pour renforcer des idées assez évidentes. La question de l’unité et de la pluralité de la LD intéresse Coste au plus haut point (137) et il propose de la voir comme un “ensemble de textes composites modulable et modulaire” (139). Dans le chapitre 4, il étudie la polyvalence de la LD à travers ses collections. Il introduit les notions d’hypertextualité, pluritextualité et supertextualité (144) et propose de réfléchir sur les compilations qui “ne forment plus des unités stables” et dont “les éléments constitutifs sont redistribués au sein d’une nouvelle entité textuelle” (147-148). Coste définit sept relations fonctionnelles entre la LD et les pièces qui l’environnent dans l’espace du manuscrit (151-152) et établit une typologie qui fait fonctionner les miscellanées formées sur la base du légendier (116). Au total Coste appelle la LD “aide-mémoire, dépôt de savoirs et de techniques hétéroclites,” dont la variété des montages trahit la polyvalence (182)--il entend par la notion de valence “l’étendue de sa connectivité sur un plan textuel et un niveau social” (183).
Dans la troisième partie Coste se concentre sur la force sociale de la LD qui norme des relations entre les hommes et les saints (192-193). Il y voit une “interface active” (209) entre les saints et les fidèles, les fidèles et leurs pasteurs, et au sein des communautés religieuses diverses. Dans le chapitre 5, il revient à l’idée que la littérature hagiographique “parle aux saints [...] et organise la communication des fidèles” (57). Coste s’inspire ici de nouveau de l’approche anthropologique. Il crée un parallèle entre les retables (connecteurs entre les fidèles et les cieux) et les légendiers (objets socialement actifs qui fonctionnent comme des courroies de transmission entre l’ici-bas et l’au-delà) (192). Fort de sa méthodologie littéraire, Coste défend la thèse que l’hagiographe propose, avec la matière qu’il rassemble, un spectre large d’actes de langage (197) et soutient (par analogie avec l’approche de P. Veyne envers les mythes antiques) que la LD se met au service d’un nouvel acte de langage: laudare (201). Ainsi, il insiste sur la dimension efficace et pragmatique qu’on prête aux actes de langage qui innervent les légendiers (204). L’analyse qui suit de quelques aspects liturgiques est moins impressionnante: l’auteur formule des remarques assez générales sur les fonctions de la LD dans l’attente du salut et du Jugement dernier (217). Finalement, révélant la fusion entre le chant, l’interprétation et le récit, entre la liturgie, l’exégèse et l’histoire (223), Coste démontre à quel point la LD est un instrument de domestication et de régulation du temps dans la relation au saint (236). Le chapitre 6 révèle “la vie sociale de la compilation hagiographique” et décrit la LD comme une structure textuellement et socialement inclusive (237-238). Ici, Coste revient sur la force pastorale de la LD à travers la conversion (84), en ajoutant que la traduction est un enjeu fondamental de la pastorale (257). En analysant des manuscrits de la LD utilisés par plusieurs communautés, il souligne que la LD a agi comme interface de traduction entre la communion des saints, la communauté des fidèles et leurs recteurs (264). Grâce à son langage et à son contenu varié et à sa fonction de médiatrice, la LD a été utilisée par les prédicateurs (266), par les moines (en tant que support de méditation et d’ascèse spirituelle, 271) et notamment par les cisterciens (expérience de lecture collective, 274). Ainsi, d’une ressource pour prédicateurs, la LD est transformée par les ordres monastiques en atelier de domestication de l’esprit et en cadre de configuration de l’âme (276).
À travers une bonne série d’exemples de l’usage posthume de la LD, Coste nous ramène au poids de la LD des siècles après sa compilation, notamment pour la cosmogonie, l’imagination visuelle et narrative, les voyages, la mappa mundi. Le fil rouge qui traverse son livre est la pluralité de la LD, fût-elle la pluralité d’usages ou la pluralité matérielle, textuelle, des genres du recueil ou de ses noms. Une autre idée cruciale est celle du caractère médiateur de la LD, qui articule des espaces sociaux hétérogènes et distants (57, 256). Ce que Coste appelle une caractéristique “politique” du légendier, c’est sa capacité de générer autour de lui des relations sociales, des groupes ou des communautés (283). Philologue et théoricien, Coste constate qu’une œuvre “n’est pas réductible à un texte, ni à un message, ni même à un corpus de manuscrits, mais constitue l’ensemble des réseaux d’action qu’elle assemble et consiste dans les morphologies sociales qu’elle agrège autour d’elle” (286).
Dans son ouvrage, Coste se réfère à de nombreuses approches méthodologiques, parmi lesquelles la narratologie, l’anthropologie de l’écrit, l’anthropologie historique et philosophique (de poststructuralisme et herméneutique), la philosophie du langage, et les sciences cognitives liées à l’instrumentalisation de la mémoire. Selon ses propres mots, il faut concilier des méthodes d’histoire culturelle avec une critique textuelle pour “récompenser l’aventure sociale et politique des textes” (284). Le livre de Coste, solide et réfléchi, est une bonne démarche pour requestionner les textes médiévaux, même les plus connus, et ouvrir de nouvelles perspectives au croisement des méthodes interdisciplinaires.