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21.01.12 Acerbi/Vuillemin-Diem, La transmission du savoir grec en Occident

21.01.12 Acerbi/Vuillemin-Diem, La transmission du savoir grec en Occident


Guillaume de Moerbeke, OP († 1286), est sans conteste l'un des plus célèbres traducteurs de grec en latin à l'époque médiévale. Son rôle dans la réception des œuvres d'Artistote, en particulier, a été essentiel, mais il a également traduit des textes néoplatoniciens ainsi que des écrits médicaux, mathématiques et astronomiques. Il a en outre la particularité d'avoir eu accès, pour son travail, à de nombreux manuscrits d'un groupe connu sous le nom de "collection philosophique" et produit dans la seconde moitié du 9e siècle. [1] Gudrun Vuillemin-Diem (G. V.-D.), décédée peu avant la parution de cet ouvrage (16 novembre 2018), a joué un rôle considérable dans la connaissance de l'œuvre de Moerbeke, par son travail d'édition et d'analyse des méthodes de traduction du dominicain. [2] Dans ce volume, G. V.-D. et Fabio Acerbi reprennent, à partir d'un cas particulièrement significatif, le dossier complexe des modèles grecs de Guillaume de Moerbeke, de sa méthode de traduction et de l'histoire des manuscrits grecs qu'il a utilisés. [3] L'objet principal de leur étude est fourni à la fois par un texte, la traduction de la Paraphrase du De anima d'Aristote par Thémistius (vers 317-vers 388), et par un manuscrit (Firenze, Bibl. Medicea Laurenziana, plut. 87.25 [Diktyon 16842]); s'y joint l'histoire de la bibliothèque papale à la fin du 13e siècle.

Après une brève introduction (présentée comme 1re section), qui épingle à loisir les bévues de quelques prédécesseurs, l'ouvrage est composé de sept chapitres (sections 2-8). Le premier d'entre eux propose une description du manuscrit de Florence (plut. 87.25), particulièrement attentive aux annotations et signes marginaux. Les trois chapitres suivants (3-5) sont la démonstration que le modèle utilisé par Guillaume de Moerbeke pour sa traduction de la Paraphrase du De anima de Thémistius est bien ce manuscrit florentin, contre l'opinion contraire de l'éditeur de la traduction latine, G. Verbeke (Corpus latinum commentariorum in Aristotelem graecorum, 1957). Les auteurs envisagent successivement les accords avec les leçons propres du manuscrit de Florence, les divergences par rapport à des leçons du même type, et enfin les écarts de Moerbeke par rapport aux leçons du manuscrit de Florence lorsque ces dernières s'accordent avec tout ou partie de la tradition manuscrite grecque. Ce dernier chapitre porte, inséparablement, sur les modalités de la traduction du dominicain et sur ses traits caractéristiques.

Les trois dernières sections du livre abordent des questions complémentaires, mais étroitement liées à l'objet principal du livre. La section 6 porte sur la traduction partielle, par Moerbeke, du Commentaire sur le De anima d'Aristote par Jean Philopon. Ce commentaire n'est plus connu en grec, pour le livre III, que dans un état problématique, qui diffère largement du texte que laisse supposer la traduction latine de Moerbeke: l'éditeur, M. Hayduck, avait considéré ce troisième livre conservé en grec comme inauthentique; on suppose plutôt, aujourd'hui, que l'état connu en grec et celui que permet de reconstruire la traduction du dominicain constituent deux rédactions différentes de notes de cours, sans que la question soit définitivement tranchée. Or plusieurs manuscrits de la traduction par Moerbeke de la Paraphrase du De anima de Thémistius comportent deux extraits du Commentaire de Philopon, traduits par Moerbeke. Ces extraits (extrait du commentaire d'An. I, 3 [éd. Hayduck, p. 115, 31-120, 33]; extrait du commentaire d'An. III, 4) sont soit placés en marge, soit intégrés fautivement au texte de Thémistius. La traduction du second extrait, qu'on peut dater de 1267, diffère de celle qu'il donne du même passage dans sa traduction plus large du livre III réalisée un an plus tard et transmise séparément. Les auteurs concluent, à juste titre, que, contrairement à la reconstitution de G. Verbeke, Moerbeke n'a pas trouvé ces extraits dans les marges de son manuscrit de Thémistius, mais qu'ils proviennent du manuscrit complet de Philopon qui a également servi au dominicain pour réaliser sa traduction partielle du livre III, manuscrit endommagé comme le dit le traducteur. Ce serait ce même volume de Philopon qui aurait été utilisé ensuite par le moine Sophonias pour sa propre paraphrase du De anima.

La brève section 7 étudie et édite le petit glossaire gréco-latin qui figure au f. 284r du manuscrit de Florence; il s'agit d'un glossaire d'une section du De anima (412b-414b), mais qui n'est pas dû à Guillaume de Moerbeke.

La huitième et dernière section concerne la collection de manuscrits grecs de la bibliothèque papale à la fin du 13e siècle; en effet, le manuscrit de Florence en a fait partie, avant d'appartenir à celle du Couvent San Marco de Florence, puis à la Biblioteca Medicea Laurenziana. Cette étude est d'un genre assez différent du reste de l'ouvrage et rouvre un dossier complexe, dont elle propose une solution partielle. En effet, on dispose, pour reconstituer l'histoire de la bibliothèque papale à cette époque, de deux inventaires, rédigés dans des circonstances assez différentes: le premier, datable de 1295, est connu comme Recensio Bonifatiana (car rédigée sur commande de Boniface VIII); le second, daté de 1311 et réalisé à Pérouse, est appelé Recensio Perusina. Le nombre et la description des volumes grecs dans les deux inventaires (respectivement 27 et 33) ne correspondent que très imparfaitement. À ces deux listes, il faut ajouter la mention Auđ / Anđ qui figure tant sur certains livres que dans l'inventaire de 1311. Les auteurs retracent les longs débats qui ont entouré l'interprétation des listes et des identifications, tout comme du sigle Auđ / Anđ. Ils proposent ensuite une reconstitution d'ensemble de l'histoire de ces livres grecs: ils sont de provenance diverse et plusieurs bibliothèques contenant des livres grecs ont abouti dans la bibliothèque papale entre 1295 et 1311; le sigle Auđ / Anđ a été apposé sur un certain nombre de ces manuscrits, et ce lot provient très probablement des Angevins de Naples; les superscriptiones latinae, résumés latin de contenu, ont été portées sur les volumes grecs après le sigle Auđ / Anđ, qu'elles reprennent lorsqu'il est présent, et figurent dans la plupart des manuscrits grecs de la bibliothèque papale, avant 1295; elles sont réutilisées dans les inventaires de 1295 et 1311. Les auteurs ne parviennent cependant pas à une conclusion assurée et univoque sur les relations des livres de Moerbeke avec la partie grecque de la bibliothèque papale, non plus que sur la circulation précise des livres de cette bibliothèque pontificale, ainsi que ses relations avec les superscriptiones et le sigle Auđ / Anđ. Il aurait d'ailleurs été utile de rassembler plus clairement les points acquis et encore douteux.

Dépourvu d'une conclusion qui aurait cependant été bien utile aux lecteurs, l'ouvrage comporte une ample bibliographie, une analyse codicologique du manuscrit de Florence présentée sous forme de tableau, et due à David Speranzi, et une analyse, de nouveau en tableau, des sections des deux inventaires de la bibliothèque papale relatives aux livres grecs. Huit planches en couleurs, malheureusement de taille un peu trop réduite pour permettre la lecture et l'examen de l'écriture, complètent heureusement le livre, qui s'achève par quatre indices: passages cités ou mentionnés, manuscrits, personnes et ouvrages, lieux géographiques.

Ce petit livre offre donc un riche contenu, qui n'est cependant pas d'abord aisé. En effet, les chapitres 2-5 sont pour l'essentiel constitués par une argumentation philologique serrée, composée à la fois de lieux commentés et de listes de variantes. Ils remplissent fort bien leur office et tout lecteur intéressé par les traductions latines médiévales et les textes philosophiques, ou plus largement par la comparaison d'une traduction avec son texte d'origine, y trouvera des ressources intéressantes, mais leur lecture est inévitablement aride, d'autant que l'argumentation est parfois peu claire ou gagnerait à s'appuyer sur une photographie (voir par ex. p. 47). Certaines remarques, justes, sont un peu rapides; ainsi de l'indication que le terme βῆξις "ne figure pas dans le LSJ [le classique Greek-English Lexicon de Liddell, Scott et alii] et a dû sembler un solécisme au correcteur" (40). Si on comprend que le terme est rare, ce qu'atteste son absence du dictionnaire de référence (neuf attestations tout de même au Thesaurus linguae graecae), la formulation aurait mérité d'être développée et explicitée. [4] De manière générale, cependant, les commentaires proposés pour ces différents lieux textuels sont fort intéressants et ne peuvent qu'être utiles aux philologues. La dernière section, sur la bibliothèque papale, intéressera sûrement les historiens des bibliothèques, mais aussi les chercheurs qui travaillent sur la circulation des livres et des textes grecs en Occident. [5]

Voilà donc un utile volume, tant pour les philologues que pour les historiens du livre et des bibliothèques, qui éclaire le travail de l'un des traducteurs les plus importants pour la connaissance d'Aristote et d'autres textes philosophiques dans l'Occident médiéval. S'il n'est pas toujours d'un accès aisé et aurait mérité, peut-être, une conclusion, absente, une introduction plus structurée, ainsi qu'une relecture de la langue française, ce livre apporte une contribution importante à la connaissance de l'œuvre de Guillaume de Moerbeke, de ses conditions de travail et de ses sources, et une pierre de plus dans l'étude des livres grecs de la bibliothèque papale à la fin du 13e siècle.

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Notes:

1. Voir en dernier lieu D. Bianconi et F. Ronconi, eds., La "collection philosophique" face à l'histoire. Péripéties et tradition (Spoleto, 2020); D. Marcotte, "La 'collection philosophique': historiographie et histoire des textes," Scriptorium 68 (2014): 145-165.

2. Voir P. Beullens, « In memoriam Gudrun Vuillemin-Diem (16.I.1931-16.XI.2018) », Mediterranea. International Journal on the Transfer of Knowledge 5, 2020, p. 365-368.

3. Voir déjà leur identification d'un manuscrit de la "collection philosophique" utilisé comme modèle de traduction par le dominicain: F. Acerbi et G. Vuillemin-Diem, "Un nouveau manuscrit de la 'collection philosophique' utilisé par Guillaume de Moerbeke: le Par. gr. 2575," Przegląd Tomistyczny 21 (2015): 219-288.

4. Le terme est également présent (avec une faute d'orthographe) dans le Diccionario Griego-Español, ainsi que dans le Lexikon zur byzantinischen Gräzität.

5. On corrigera la cote du manuscrit de Modène signalé p. 161: Biblioteca Estense, α.M.5.25 (la cote III.E.8, sous lequel il est cité, est sortie d'usage depuis longtemps), en complétant ainsi l'index: Diktyon 43323. Il aurait été aussi utile de compléter la bibliographie sur la souscription du ms. Paris, BnF, grec 1115: voir entre autres K. Uthemann, "Neues zum Kolophon des Parisinus graecus 1115?," Revue d'histoire des textes 29 (1999): 39-84 [= K.-H. Uthemann, Studien zu Anastasios Sinaites, Mit einem Anhang zu Anastasios I. von Antiochien, Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur 174 (Berlin, Boston: 2017): 49-90, avec les compléments, p. 473-544, pour cet article et les suivants], et la recension de l'ouvrage d'A. Alexakis par le même auteur, Zeitschrift für Antikes Christentum 3 (1999): 36-39 [= Ibidem, 91-94]; Idem, "Ein griechisches Florileg zur Verteidigung des Filioque aus dem 7. Jahrhundert?," Byzantinische Zeitschrift 92 (1999): 502-511 [= Ibidem, 95-105]; Idem, "Nochmals zu Stephan von Bostra (CPG 7790) im Parisinus gr. 1115. Ein Testimonium -- zwei Quellen," Jahrbuch der österreichischen Byzantinistik 50 (2000): 101-137 [= Ibidem, 106-137]; "Severian von Gabala in Florilegien im Bilderkult," Orientalia christiana periodica 66 (2000): 1-43 [= Ibidem, 138-174].