Très ancrée dans la culture hexagonale contemporaine, la cuisine, et tout ce qui tourne autour d’elle dans la société actuelle, est un sujet qui a suscité l’intérêt des historiens médiévistes depuis quelques décennies. C’est dans leur sillage que W. Pfeffer projette de s’inscrire en publiant ce travail en français. L’ouvrage se répartit autour de quatre parties.
L’introduction s’insère directement dans la première partie (Le cadre); elle présente une démarche qui tient lieu de réhabilitation de la cuisine occitane, ignorée et dévalorisée, selon l’auteur, par une littérature et une recherche bien trop françaises (12-13). L’objectif, clairement annoncé, est donc "d’offrir aux lecteurs une idée de l’histoire, de la culture, de la sociabilité et de la civilisation de l’Occitanie médiévale, vues à travers la culture alimentaire de cette société" (13). Une singularité occitane, dans une acception géographique très large, est donc volontairement recherchée et assumée, de façon quasi militante ("L’un des buts de ce livre est de plaider la cause de la spécificité de l’Occitanie médiévale," 18). Sont alors convoquées des sources assez variées (manuscrits, réceptaires, éléments matériels, sources figurées, farces, romans, chansons de troubadours) ainsi que diverses disciplines: anthropologie, archéologie, littérature, droit, histoire et histoire de l’art.
Le chapitre 1 (Des témoins oculaires) rapporte les descriptions (et les topoï) des voyageurs qui ont parcouru certains espaces de la zone concernée, du pays basque à la Provence et qui en livrent quelques mœurs culinaires. Deux livres de cuisine sont également présentés, le célèbre Mesnagier de Paris et le Modus viaticorum preparandorum et salsarum, manuscrit de la fin du XIVe siècle.
Le chapitre 2 (L’alimentation d’un point de vue socio-économique et régional) commence par une recherche des types de consommateurs (paysannerie, noblesse, cour papale) et s’achève par l’examen de trois régions (Provence, Quercy, Gascogne) éclairées par une documentation spécifique depuis longtemps analysée par des historiens (registres de l’Inquisition, livres de comptes des frères Bonis, testaments, inventaires après décès). Au passage, certaines traductions me semblent discutables: les nuces sont plus des noix que des noisettes (avellana en latin); poma désigne les fruits en général et pas seulement les pommes (40-41).
Dans la deuxième partie (Les matériaux), le chapitre 3 (Les matières premières) fait appel aux données livrées par les archéologues et les carpologues ainsi que par certains textes. Il apparaît, de façon probante, que le safran peut être considéré comme un des marqueurs incontestables du goût méridional (108). Quant au chapitre 4, il résume en quelques pages les boissons attestées partout (eau, vin) et le cidre des contrées basques.
La partie III (Les outils, le menu) s’ouvre sur le chapitre 5 (Le chef en sa cuisine), section qui aborde la question des ustensiles, du matériel utilisé et l’agencement du lieu de travail. L’archéologie est ici fortement sollicitée ainsi que les livres de cuisine dont l’exploitation est toujours délicate tant les données restent sommaires, surtout dans le domaine de la cuisson. Le chapitre 6 (La carte et l’organisation des repas) s’arrête sur la façon de présenter la table et de réfléchir à la gestion du repas, qu’il soit pris dans les maisons nobles ou modestes.
Enfin, dans la partie IV (Poésie, roman, théâtre), c’est l’imagerie alimentaire qui est au centre du propos à travers trois segments qui abordent différents genres littéraires. Le chapitre 7 (Les troubadours) fait appel aux références directes à la nourriture que l’on peut percevoir à travers quelques poètes (Guilhem de Poitiers, Marcabru, Dauphin d’Auvergne, Peire Cardenal, Matfre Ermengau pour l’essentiel). Dans le chapitre 8 (Les romans des repas), c’est quatre œuvres qui sont choisies et traitées (Flamenca, Jaufre, Guilhem de la Barra et le Roman d’Esther). Enfin, le dernier chapitre (La cuisine sur scène) s’appuie sur quelques jeux et mystères de la fin de la période dont La Farce des trois voleurs. L’ouvrage s’achève sur une sélection de recettes tirées pour l’essentiel du Modus, et un glossaire vient éclairer le lecteur non occitanophone.
Comme cela est dit dans l’introduction, l’ouvrage est conçu comme un plaidoyer qui veut absolument démontrer que "la cuisine de l’Occitanie était, déjà au Moyen Âge, originale" (309). L’auteur n’hésite pas à prendre quelques libertés avec son sujet et à établir certains écarts avec la documentation qu’elle interroge dans le sens de son propos qui est loin d’être toujours objectif. Ainsi, certaines sources évoquées, à commencer par l’illustration qui se trouve en couverture (une miniature de l’Apocalypse en vers français), n’ont pas été produites dans le Midi. Le banquet de 1458 décrit par Arnaud Esquerrier, trésorier du comte de Foix, a eu lieu à Tours; de surcroît, ce "repas du comte de Foix a sans aucun doute suivi l’exemple bourguignon" (218). Où est alors la dimension occitane d’un tel témoignage? Plus loin, on nous dit que les romans Flamenca et Jaufre (267 et 276) ne sont pas des œuvres représentatives de la cuisine occitane et qu’il s’agit "d’une histoire française." Alors pourquoi les sélectionner? D’autres distorsions de sources émaillent un ouvrage dans lequel on aimerait trouver un peu plus de rigueur argumentaire. Il serait ici fastidieux de les relever toutes. Dommage, le menu était alléchant, mais à ma sortie de table, j’avoue être resté sur ma faim...