Ksenia Bonch Reeves examine ici les chroniques ibériques en latin postérieures à l'époque visigothique, en les envisageant comme une pratique narrative collective visant à présenter des modèles d'unité et de continuité institutionnelle en péninsule Ibérique.
Une longue introduction présente d'abord le corpus étudié, depuis les chroniques mozarabes du milieu du VIIIe siècle jusqu'à l'Historia de rebus Hispaniae de Rodrigo Jiménez de Rada (1243), ainsi que l'historiographie. Afin de délimiter un corpus cohérent autour des critères de langue latine, de conscience gothique et d'appui sur la conception isidorienne de l'histoire, l'auteur a écarté les textes provenant de Navarre, Aragon et Catalogne, ainsi que les écrits arabo-visigothiques; en revanche, entendant le mot chronique au sens large, elle y inclut parfois l'hagiographie. Elle souligne à juste titre que, depuis l'époque romantique, cet ensemble de textes a été envisagé par les chercheurs comme l'expression d'une essentielle singularité de l'Espagne, une idée qu'elle développe dans le premier chapitre. À la suite de Milà y Fontanals, Menéndez Pelayo, Menéndez Pidal, Maravall et Sánchez-Albornoz ont défendu l'idée que l'identité espagnole était fondée sur des bases spirituelles propres ayant traversé les âges: ce sentiment collectif serait notamment palpable à travers les épopées castillanes, dont les philologues européens niaient l'existence. La thèse inverse d'Américo Castro, qui affirme que l'époque musulmane, loin d'être une parenthèse, marque la véritable naissance de l'Espagne, fondée sur la cohabitation entre trois religions, repose elle aussi sur l'idée d'une irréductible spécificité espagnole. La critique de cette prétendue spécificité, qui n'a émergé qu'à la fin du XXe siècle, constitue le fil rouge de l'ouvrage: pour conférer un nouvel éclairage à son corpus, Bonch s'emploie à le replacer dans le contexte méditerranéen. Le choix même qu'elle fait d'étudier les textes latins s'oppose à l'idée pidalienne d'une culture latine ibérique déclinante et autarcique au Moyen Âge, qui amenait le grand philologue à privilégier les textes en castillan, en refusant de leur chercher des antécédents dans le corpus latin. On peut simplement douter que la recherche de points communs entre l'Hispanie visigothique et Byzance soit l'expression, comme elle l'affirme, d'une remise en question par les chercheurs du solipsisme espagnol : l'idée que, de l'Occident latin du très haut Moyen Âge, seule l'Hispanie aurait possédé des caractéristiques rappelant l'Empire byzantin revient à nouveau à l'isoler de ses voisins et à la placer sur un piédestal peut-être artificiel.
Le deuxième chapitre étudie les Chroniques de 741 et de 754, qui ont longtemps étonné par leur pessimisme politique, en les replaçant dans la production apocalyptique byzantine. Bien que celle-ci soit antérieure et postérieure aux deux chroniques mozarabes, et marque une pause précisément au milieu du VIIIe siècle, les similitudes, tant thématiques que rhétoriques, sont réelles et la contextualisation, convaincante. Il ne semble pas vraiment nécessaire de chercher à la fonder sur une énumération de points de contacts et d'échanges entre la Péninsule et Byzance qui repose trop peu sur les sources et trop sur une bibliographie parfois bien datée. On peut donner comme exemple la prétendue soumission des négociants étrangers au droit justinien à l'époque visigothique (83): la loi correspondante (LV XI, 3, 2) ne fait qu'instituer pour eux la personnalité du droit, sans préciser quels droits peuvent s'appliquer; l'auteur s'appuie exclusivement sur la thèse de Presedo Velo, [1] publiée certes en 2003, mais soutenue en 1953, ce qu'elle omet de préciser. En tout état de cause, l'ensemble des données apportées n'indique pas forcément une "augmentation des migrations humaines et de la circulation culturelle entre la péninsule Ibérique et l'Orient méditerranéen dans les années qui suivirent les conquêtes arabes en Orient" (85), mais peut-être plutôt des contacts relativement constants, comme le montre la présence au VIe siècle d'au moins trois orientaux (Paulus, Fidelis et Nepopis) sur le siège épiscopal de Mérida. Toujours est-il que les particularités des chroniques dites mozarabes, absentes d'autres textes ibériques à peu près contemporains, trouvent leur sens dans le parallèle byzantin.
La troisième partie inscrit également les textes péninsulaires, cette fois produits autour des martyres de Cordoue, dans un courant méditerranéen qui parcourt tout l'Islam depuis le milieu du VIIIe, à partir du moment où les chrétiens se sont vus soumis à une pression croissante d'islamisation et d'arabisation. Cette tendance générale au Bassin méditerranéen trouve en Al-Andalus un terrain particulièrement favorable, car le culte des martyrs de l'Antiquité tardive y est enraciné: on observe ainsi des parallèles structurels entre certaines passions féminines du IXe et celle d'Eulalie de Mérida. En outre les chrétiens y sont dépourvus de centre spirituel et doctrinal incontestable et sont soumis à une certaine pression depuis le nord chrétien, comme l'illustre le conflit adoptianiste. Les martyrs de Cordoue, à travers les textes d'Euloge et d'Alvare, revendiquent, eux, un rattachement à l'Église universelle qui leur permet d'éviter les autorités mozarabes, soumises à l'émir. La stratégie d'unité, en l'occurrence, ne paraît pas efficace, car la communauté chrétienne andalouse ne les suit pas, et l'absence de miracles est perçue comme un désaveu divin. Les incohérences du mouvement ne seront gommées que dans les siècles suivants, et le culte des martyrs de Cordoue qui s'étend ensuite au reste de la Péninsule sera effectivement utilisé pour conférer une cohésion à la population ibérique.
Le quatrième chapitre est consacré aux chroniques asturiennes, traditionnellement rattachées à une revendication de continuité généalogique avec les Visigoths: Bonch propose pour sa part de mettre en avant leur relation particulière à la loi visigothique. Le noyau de pouvoir asturien souffre en effet de la présence de voisins encombrants, les Carolingiens, auxquels ils sont sans doute soumis par hommage vassalique (une assertion insuffisamment fondée), et la Marche du nord-est, qui peut également revendiquer, pour se légitimer, la continuité généalogique visigothique et une réelle efficacité militaire face aux musulmans. Selon l'auteur, les Asturiens ne suivent pas une tradition politique archaïsante, mais développent une stratégie légitimante basée sur la nouvelle conception de la loi, vue au IXe siècle comme un ensemble abstrait incluant l'équité, la paix et le consensus des sujets, et dont le roi doit être moins l'auteur que le gardien. Ce chapitre est déparé par un maniement très hasardeux des sources normatives visigothiques. La "Lex Wisigothorum (654)" y est mystérieusement présentée, sans référence à une édition ou des manuscrits précis, comme une collection qui combine "la loi civile du Liber Iudiciorum et les lois canoniques et politiques" (176), bien que ce nom conféré à la collection ne date pas de 654 mais de l'époque carolingienne. Un peu plus loin l'affirmation s'éclaircit: l'auteur se réfère à l'addition au Liber Iudiciorum d'un titre supplémentaire (qu'elle cite comme "De electione principium", puis "De eleccione principium" (178)), uniquement dans les manuscrits hispaniques, un titre composé de canons conciliaires depuis Tolède IV jusqu'à Tolède XVII, et certainement pas promulgué par Sisenand "sous les auspices d'Isidore de Séville" (176). Le problème vient apparemment de l'édition suivie, [2] signalée incidemment plus loin (179, n.94), et qu'elle a préférée à l'édition canonique de Zeumer ou même de la Real Academia Española. D'autres détails montrent que l'étude n'a pas été assez approfondie, comme l'affirmation que les lois antiquae du Liber sont du droit romain (179, 203), ou l'idée que l'épithète gloriosus, commune à tous les monarques visigothiques, était réservée aux rois législateurs (182).
Le cinquième chapitre aborde les chroniques du León: celle de Sampiro dans ses trois rédactions et la Chronica Adefonsi Imperatoris du XIIe siècle. Présentant un modèle de roi juste, dans la tradition asturienne, et de roi acteur autosuffisant de l'histoire, elles placent la Reconquête sur le même plan que la lutte contre les voisins chrétiens, suivant le modèle rhétorique romain de lutte contre les barbares. L'idéologie politique de la Reconquête existe bien cependant chez les Léonais, mais elle est élaborée autour des "deux constantes politiques de la monarchie visigothique" (212), que l'on ne trouve en fait que chez Isidore, la dilatatio (expansion territoriale) et la sublimatio (renaissance religieuse du royaume), deux motifs qui réapparaissaiten déjà dans la Chronique d'Alphonse III. L'apparition des Clunisiens en Péninsule ne provoque qu'un changement très lent de ces conceptions: le rex iustus ne se transformera en rex pius patronné par l'Église, et la guerre juste en guerre sainte, qu'au XIIIe siècle, dans les chroniques castillanes.
Le sixième et dernier chapitre de l'ouvrage conclut ce parcours chronologique avec l'oeuvre de R. Jiménez de Rada, dans un contexte particulier d'unification entre le León et la Castille et d'importantes victoires sur les musulmans. Le Tolédan défend une nouvelle conception du pouvoir royal comme contrat entre les nobles et le roi. En utilisant les ressources que la situation de carrefour culturel de Tolède au XIIIe siècle met à sa disposition, il écrit une histoire philosophique influencée par le néo-platonisme. Ses deux objectifs sont la légitimation de la Castille comme force dirigeante et unifiante de l'Espagne, et l'affirmation de la primatie du siège épiscopal tolédan. Pour servir le premier, il présente l'histoire espagnole comme opposant l'unité essentielle, originelle, de l'espace hispanique, à la multiplicité de peuples étrangers qui ont tenté de le conquérir; son récit culmine à Las Navas de Tolosa, où Alphonse VIII apparaît comme un réunificateur, autour de la Castille, non pas seulement de l'Espagne, mais de l'humanité divisée, en une inversion du schéma babélien. On peut regretter, ici, que l'auteur n'ait pas remarqué que cet argument reprend le thème principal de l'homélie prononcée au concile de 589 par Léandre de Séville, qui célébrait l'unification des gentes divisées par le péché autour de l'Ecclesia. Paradoxalement, remarque Bonch, c'est en utilisant la sagesse islamique pour légitimer le pouvoir royal castillan que Jiménez de Rada pense pouvoir expulser les musulmans d'Espagne, par l'action militaire de ce même pouvoir. Le second objectif de l'archevêque est plus difficile à atteindre, car Tolède, comme les autres sièges épiscopaux hispaniques, a connu l'occupation musulmane. Il tente de résoudre ce paradoxe en reprenant les procédés apocalyptiques mozarabes, mais en les détournant pour montrer comment les autres sièges ont été profanés par les musulmans: seule l'Asturie a échappé à la souillure et préservé provisoirement le legs spirituel de Tolède, ensuite purifiée, en 1085, par l'abolition du rite mozarabe. C'est ainsi Jiménez de Rada qui a établi, jusqu'au XXe siècle, la tradition qui reléguait les Mozarabes à la marge de l'histoire et donnait la prééminence au récit asturien sur les autres récits postérieurs à 711. C'est aussi cet auteur qui a transformé la revendication néogothique en la basant uniquement sur la continuité généalogique et en omettant le rôle de gardien de la loi réservé au roi.
L'ouvrage de K. Bonch Reeves a le mérite de chercher à replacer l'Espagne médiévale dans son contexte méditerranéen, et de contribuer ainsi à contester l'idée, persistante encore de nos jours chez bien des auteurs et dont elle retrace très bien la genèse, que l'histoire hispanique est irréductiblement différente de celle de ses voisins. Le caractère méditerranéen des Carolingiens, dont elle rapproche les productions asturiennes, est peut-être discutable, mais c'est un détail. On pourrait par contre objecter que l'idée de la singularité hispanique est précisément celle qui fonde des chercheurs à se spécialiser sur...pas moins de sept siècles, ce qui les amène à prendre quelques risques. Un spécialiste du haut Moyen Âge est ainsi étonné par certaines des éditions utilisées par l'auteur (pour la chronique de Jean de Biclare, celle d'Isidore de Séville, sans parler du Liber Iudiciorum et même des conciles visigothiques). Il regrettera que la bibliographie sur laquelle elle s'appuie soit très incomplète et inégale, parfois très actuelle et parfois terriblement datée (surtout après avoir décrit en introduction le biais idéologique de nombreuses productions du XXe siècle). Pourquoi, sur l'Asturie, s'appuyer sur Sánchez-Albornoz et non par exemple sur Amancio Isla? Sur le même Sánchez-Albornoz et Abilio Barbero, et non sur Juan José Larrea quant à une prétendue "insoumission du nord péninsulaire" (173)? Pourquoi sur l'idéologie politique visigothique, ses seules références sont-elles (208 et 211) José Luis Romero (1947) et Pérez de Urbel (1940), et sur la royauté élective, M. R. Madden (1930)? Cette fragilité sur la période la plus haute amène quelques erreurs, comme de parler constamment de "France carolingienne" au lieu de "Francie"; d'"archevêque de Tolède" au lieu de "métropolitain" (211); d'affirmer que Grégoire de Tours a écrit une "histoire barbare", comme Bède ou Paul Diacre, intitulée Histoire des Francs (206); que la révolte de Narbonnaise de 672 fut inspirée par des évêques ariens (211); et même d'assimiler le kalâm, la théologie dialectique des musulmans, à une "secte islamique" (232).
Pour terminer, une remarque d'ordre politique. Replacer, dans les dernières lignes, la problématique de l'ouvrage dans la vie politique espagnole la plus actuelle en citant le discours d'investiture de Philippe VI appelant à une Espagne unie, diverse et tolérante, peut choquer un citoyen espagnol. Un Castillan ou un Catalan pourra répliquer à l'auteur qu'il n'a pas de leçons de "négociation" entre unité et diversité à recevoir de l'extérieur. Plus gênant, un passage de l'introduction constitue un désagréable écho à la polémique soulevée à la parution en 2011 du Diccionario Biográfico Español de la Real Academia de la Historia: "In the aftermath of the traumatically divisive Spanish Civil War, as the authoritarian government of Francisco Franco (1939-75) sought to achieve a sense of national unity..." (27). Le choix du mot "autoritaire," qui n'est pas erroné, à l'exclusion de celui plus exact de "dictatorial," et l'idée que la guerre civile avait divisé l'Espagne alors que Franco a tenté de l'unir est une maladresse sans doute involontaire, mais qui rejoint malencontreusement, et inutilement, les positions de l'historiographie franquiste. La spécificité de l'Espagne, si elle existe bien, réside peut-être dans ses difficultés à aborder sereinement les chapitres les plus récents de son histoire, ce qui requiert un certain tact de la part des chercheurs étrangers.
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Notes: 1. Francisco José Presedo Velo, La España bizantina (Seville: Universidad de Sevilla, 2003). 2. Los Códigos españoles concordados y anotados, 12 vols. (Madrid, 1847-1851