Contemporain de Raoul Glaber, Adémar de Chabannes est l'auteur d'une chronique qui constitue une source importante pour l'histoire du début du XIe siècle, particulièrement en Aquitaine, à condition de pouvoir y démêler réalité et fiction, car l'auteur n'hésitait pas à laisser aller son imagination et même à forger de faux écrits. Daniel Callahan s'y emploie avec pertinence.
Né vers 989 dans une famille du Limousin, Adémar entre vers 1010 au monastère de Saint-Cybard d'Angoulême, puis est accueilli à Saint-Martial de Limoges où il passe la plus grande partie de son existence à copier des manuscrits, à commenter les écrits des pères de l'Église et de Bède le Vénérable, à écrire une chronique couvrant la période qui va de la mort de Charlemagne aux dernières années de sa propre vie (1034), et surtout à promouvoir par de nombreux sermons l'apostolicité du saint patron de son monastère, Martial, tenu pour un disciple du Christ et propagateur du christianisme en Aquitaine. Ce thème devient chez Adémar une véritable obsession et l'amène à composer une lettre au nom du pape Jean XIX et une autre faussement attribuée à des moines pèlerins du Mont des Oliviers.
L'exaltation du rôle apostolique de saint Martial est liée à la fascination qu'Adémar éprouve pour Jérusalem et la Vraie Croix. Imprégné d'une spiritualité apocalyptique, il exprime, comme tant d'autres à son époque, le désir ardent d'aller vivre la fin des temps, qu'il sent proche, et la parousie du Christ à Jérusalem, nombril du monde, afin d'accéder depuis le Mont des Oliviers à la béatitude de la Jérusalem céleste, quand reviendra également Charlemagne, le dernier empereur, pour sceller la fin des temps. Celle-ci approche, les calamités de l'ordre naturel ou "terreurs de l'an Mil" annoncent la venue de l'Antichrist, précédé par les ministres de Satan: Bogomiles ou Manichéens, juifs et musulmans sont pour Adémar autant d'envoyés du prince des ténèbres. Il se le représente, à partir des écrits de saint Jérôme, sous la forme d'Antiochus Epiphane, persécuteur des juifs et violeur du Temple, ou, selon un événement contemporain, en la personne du calife al-Hakim, destructeur du Saint-Sépulcre en 1009.
Mais la Croix qu'Adémar célèbre dans tous ses écrits triomphera de Satan. Il rappelle comment Hélène, la mère de Constantin, envoyée par son fils à Jérusalem, a découvert les restes de la Vraie Croix, édifié une église sur le site du Calvaire et instauré la fête de l'Invention de la Croix. Après elle, Adémar célèbre Héraclius qui a enlevé la Vraie Croix aux Perses, l'a rapportée à Jérusalem, événement que commémore la fête de l'Exaltation de la Croix. Mais c'est surtout Charlemagne qui est associé de manière intime avec la Croix et la cité sainte. Successeur de Constantin et d'Héraclius, mais aussi de David, Charlemagne est quasi identifié au Christ. Il est couronné empereur 6,000 ans après la création du monde. Inhumé, il porte une relique de la Croix dans sa couronne et reviendra à Jérusalem à la fin des temps pour participer au Jugement dernier.
Le chrétien doit s'y préparer, prendre la route de Jérusalem avec l'habit du pèlerin. Nombreux sont ceux qui, partant de Normandie, d'Aquitaine ou de Bourgogne, ont gagné la Terre sainte dès le début du XIe siècle. Adémar les cite, qu'ils aient emprunté la voie maritime ou la route terrestre des Balkans, qui s'ouvre depuis la conversion au christianisme du roi de Hongrie, Étienne, sous l'influence d'Otton III. Adémar rappelle en particulier le pèlerinage du comte Guillaume d'Angoulême en 1026-1027, accompagné de près de 700 personnes, dont Richard, abbé de Saint-Cybard, un proche du chroniqueur. Partout se manifeste un profond attachement de la chrétienté envers Jérusalem et la célébration de la Vraie Croix. Il n'est donc pas étonnant qu'Adémar, après avoir tant exalté la croix, ait pris lui aussi en 1033 la route de Jérusalem, où il finit ses jours l'année suivante.
L'ouvrage de Daniel Callahan réussit à analyser très finement la pensée et la spiritualité d'Adémar de Chabannes, en se laissant toutefois aller à quelques répétitions, en particulier sur l'apostolicité de saint Martial ou sur les hérétiques, ennemis de la Croix. L'exaltation de Jérusalem, dans une perspective eschatologique, la célébration de la Vraie Croix et la vigoureuse promotion du culte de saint Martial sont les thèmes majeurs d'une œuvre qui représente en ce début du XIe siècle une ouverture vers de nouveaux horizons. Peut-on aller jusqu'à dire qu'elle éclaire les origines des croisades? Il y manque assurément le thème de la guerre sainte dont s'emparera la papauté à la fin du XIe siècle pour l'unir au pèlerinage pénitentiel et faire jaillir de cette union l'idée de croisade.