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16.09.19, Demacopoulos, Gregory the Great

16.09.19, Demacopoulos, Gregory the Great


Voilà un livre relativement bref mais très dense et dont il faut saluer la parution avec chaleur. Quelques mots d'abord pour le présenter: trois grandes parties cherchent à donner une logique d'ensemble dans la pensée et l'action de Grégoire le Grand, évêque de Rome entre 590 et 604. La première partie traite de Grégoire en tant que théologien de l'ascétisme sous quatre aspects: 1: une théologie de l'ascétisme; 2: la Chute, la Rédemption et le filtre ascétique; 3: Ecclésiologie et rhétorique de l'égalité épiscopale; 4: Quelques attributs mystiques de la théologie mystique de Grégoire. L'ascétisme est une orientation très importante du christianisme de cette époque mais Grégoire lui donne une perspective originale: non seulement il s'agit d'un retrait du monde, d'un refus des biens matériels et des honneurs temporels et d'une consécration totale à la prière, mais encore, pour Grégoire, la dimension du service d'autrui est la réalisation concrète de l'idéal ascétique. Cette perspective est mise en évidence dans la Règle pastorale, dans les homélies sur l'Evangile ou dans les Morales sur Job aussi bien que dans les Dialogues. Dans les grands personnages exemplaires, tels que le roi David, saint Pierre ou sainte Marie Madeleine, modèles de sainteté, Grégoire n'hésite pas à souligner les péchés comme épreuve d'humiliation et occasion de repentance. La sainteté devient ainsi imitable pour les autres par l'expérience de l'humilité qui ouvre la voie à la repentance. L'Auteur s'appuie en particulier sur les travaux de Carole Straw, Perfection in Imperfection, mais considère qu'elle reste trop marquée par le prisme théologique de saint Augustin pour interpréter Grégoire. Précisément la doctrine ascétique permet à Grégoire d'être moins pessimiste qu'Augustin sur la possibilité humaine de contribuer librement au salut. L'humilité de l'ascète est aussi à l'arrière-plan de la querelle avec le patriarche de Constantinople sur le titre oecuménique; ce que Grégoire dénonce n'est pas une attaque contre le Siège romain, mais une offense à la dignité du corps épiscopal tout entier.

La deuxième partie traite de Grégoire comme théologien de la pastorale avec à nouveau quatre aspects: 1: l'importance de la direction spirituelle; 2: le recrutement des dirigeants; 3: les tâches du directeur spirituel; 4: les empêchements à une direction effective. La direction spirituelle dépend d'un fort héritage gréco-romain et biblique. L'art de la direction spirituelle est fondamentalement associé à la relation entre maître et disciple. Grégoire développe ce principe en insistant sur la responsabilité du directeur spirituel au-delà du laïc chrétien et au-delà du moine. Le recrutement des dirigeants est un souci central chez Grégoire. L'orientation ascétique pourrait en effet conduire à privilégier la vie monastique pour rechercher la vie contemplative. C'est une aspiration profonde chez Grégoire et pourtant il s'efforce de montrer que le véritable ascète doit manifester son humilité dans l'accomplissement des tâches de la vie active. Dans les Dialogues, Benoît et Equitius sont d'abord deux ascètes capables de vaincre leurs propres désirs mais c'est pour être placés ensuite à la tête d'une communauté. Le dirigeant spirituel doit se consacrer à la prédication, au discernement, à l'encouragement à l'ascétisme et à la réforme morale. En revanche, la vaine gloire est l'obstacle par excellence à la vie du rector.

La troisième partie concerne Grégoire comme "premier" à Rome, à travers plusieurs chapitres: 1: La Rome de l'imagination de Grégoire; 2: Toujours praefect: les responsabilités "séculières" de Grégoire; 3: Le programme acétique de Grégoire et ses adversaires; 4: Préfet de l'Eglise romaine; 5: Etendre le christianisme au-delà du monde romain; 6: Le serviteur du tombeau de Pierre. La Rome de Grégoire est désormais une ville entièrement chrétienne; à la différence des grands écrivains chrétiens du IVè ou du Vè siècle, Ambroise, Augustin, Léon le Grand, Grégoire n'a plus à combattre le paganisme gréco-romain. De plus l'empire est fondamentalement chrétien et Grégoire se montre un fidèle sujet de l'empereur; pour lui Rome ne peut être ailleurs que dans cet empire romain chrétien. En revanche il affronte le paganisme ou l'hétérodoxie des "barbares" comme on le voit bien dans les Dialogues. Grégoire assume des responsabilités civiles qui lui pèsent et on a souvent considéré une tension entre cette réalité du pouvoir et l'idéal ascétique et monastique. L'Auteur veut au contraire montrer que l'exercice de ces responsabilités civiles (et même parfois militaires) s'inscrit toujours dans la perspective ascétique comme une nécessaire expérience d'humilité dans l'exécution des tâches temporelles. Ceci est particulièrement vrai dans la gestion de la question lombarde. Beaucoup a été écrit à ce sujet, en particulier sur le conflit à l'intérieur de l'empire entre Grégoire et l'exarque Romanus. Incontestablement Grégoire a recherché et négocié la paix avec les Lombards et spécialement le roi Agilulf. Pourtant Grégoire voyait dans cette paix le meilleur moyen d'assurer la prospérité et non pas une trahison comme certains la dénonçait auprès de l'empereur. Les manœuvres des intrigants à la cour pouvaient rejoindre les oppositions à l'action du pape au sein même du clergé romain. Les processions contre la peste, organisées par Grégoire avant son accession au pontificat, sont décrites comme une manifestation d'unanimité du peuple romain. Or on trouve, dans les lettres mêmes de Grégoire, les indices d'une opposition cléricale à sa pastorale ascétique. Il est vrai que ces indices, par exemple la destitution de l'archidiacre Laurent ou l'affaire du clergé de Saint-Pancrace, sont discutables. Grégoire agit comme "préfet" de l'Eglise romaine. De fait il n'a pas seulement usé de son droit à contrôler les élections épiscopales sur les sièges proches de Rome mais aussi sur des sièges qui, jusque là, échappaient à la juridiction de l'Eglise romaine; les cas les plus flagrants sont ceux de Ravenne et Milan. En revanche en Illyricum son intervention fut mise en échec. Son activité diplomatique a été particulièrement intense autour de l'octroi du pallium. Un aspect original de son action concerne le souci de la conversion des barbares. Cela est très sensible en direction de la Gaule mais encore plus visible à propos des Angli. La conversion des Anglo-saxons vaut à Grégoire un intérêt soutenu de l'historiographie de langue anglaise. Elle s'inscrivait toujours dans la perspective de l'empire romain. Enfin Grégoire se présente comme le serviteur du tombeau de saint Pierre. La place de Pierre est déjà considérable chez ses prédécesseurs tels que Léon le Grand ou Gélase mais elle est rhétorique. Grégoire souligne au contraire les faiblesses de Pierre mais il exalte aussi le martyr en diffusant des reliques des chaînes de saint Pierre et en faisant reconstruire l'autel de la basilique vaticane exactement au-dessus du tombeau.

On relèvera surtout le souci de trouver une cohérence dans l'ensemble de la pensée et de l'action de Grégoire. Certes l'Auteur s'appuie sur les travaux de Carole Straw, Robert Markus, Conrad Leyser ou Claude Dagens entre autres. Mais il revendique, à juste titre, la volonté de suivre la logique "ascétique" jusque dans les décisions concrètes de la politique pontificale. L'effort doit être salué même si on peut toujours supposer que l'action politique concrète répond aussi à des impératifs immédiats. En outre Sofia Boesch-Gajano nous rappelle, à propos des Dialogues, que nous n'avons pas nécessairement toutes les clés pour comprendre pleinement ce type de texte dans son contexte. Il reste qu'il fallait essayer et que l'essai est réussi.