Skip to content
IUScholarWorks Journals
16.06.22, Brandsma, et al., eds., Emotions in Medieval Arthurian Literature

16.06.22, Brandsma, et al., eds., Emotions in Medieval Arthurian Literature


L'histoire des émotions, en particulier médiévales, a donné lieu à de nombreuses recherches dans la dernière décennie, comme en témoignent celles de Piroska Nagy et Damien Boquet. [1] Divers travaux, dans des perspectives variées, centrés sur le Moyen Âge ou embrassant un plus large spectre chronologique, en histoire de la philosophie et de la théologie, dans une perspective anthropologique ou dans le cadre des gender studies, rendent compte de l'essor de l'étude des émotions (emotionology). [2] Les rires et sourires, d'une part, les larmes d'autre part, qui manifestent les émotions, ont été l'objet d'un certain nombre d'études littéraires et historiques. [3]

La littérature arthurienne a elle aussi pris le affective turn et le Arthurian Emotions Project, autour de F. Brandsma, C. Larrington et C. Saunders, a organisé des sessions lors des deux derniers congrès internationaux arthuriens, en 2011 à Bristol et en 2014 à Bucarest (sur les émotions positives). Le présent volume rend compte des travaux de 2011 et aborde, dans une perspective comparatiste, la place du corps, de l'esprit et de la voix dans la construction textuelle de l'émotion.

Une première partie s'intéresse aux cadres conceptuels des représentations des émotions, à partir des approches contemporaines (philosophie, psychologie, neurosciences, anthropologie...) et des savoirs médiévaux (théorie des humeurs en particulier); une seconde partie étudie comment le corps, l'esprit et la voix rendent compte des émotions dans des textes arthuriens variés, français, anglais, moyen néerlandais et norvégiens, de Chrétien de Troyes au XVe siècle.

L'introduction, par les trois auteurs (1-10), pose le problème de l'expression de l'émotion dans le texte médiéval en partant du constat que, si elle est en général aisément perçue par le lecteur moderne (l'exemple est pris de la scène de décapitation du Chevalier Vert jouée à par une classe d'élèves), elle pose des problèmes méthodologiques quand il s'agit de l'étudier, dans la mesure où les mentalités (au sens large) sont différentes. Cette constatation impose de s'intéresser à la dimension philosophique de la question dans une perspective diachronique. L'introduction balaie diverses approches de l'émotion, en partant de Descartes, Spinoza et Hume, jusqu'à Deleuze et Guattari, en passant par Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty, et en prenant en compte l'apport essentiel et récent des neurosciences. Constatant que les études médiévales se sont appropriées désormais les études sur les émotions, les auteurs soulignent l'intérêt du champ arthurien, en particulier dans sa dimension comparatiste: la matière arthurienne est riche en merveilles, en surnaturel, en peurs et en amours, et fournit une gamme variée d'émotions (plus que la chanson de geste ou l'hagiographie), et la perspective comparatiste rend possible l'évaluation des reconfigurations liées aux transferts linguistiques et culturels. L'angle d'approche (le corps, l'esprit, la voix) permet d'aborder la relation complexe entre l'action et l'émotion, essentielle dans les récits héroïques que sont les textes arthuriens.

Jane Gilbert ("Being-in-the-Arthurian-World: Emotion, Affect and Magic in the Prose Lancelot, Sartre and Jay," 13-30) met en regard la philosophie sartrienne et le Lancelot en prose: l'émotion, comme retrait en soi ou ouverture au monde (douleur du roi Ban d'une part, joie de Lancelot d'autre part), peut s'étudier à partir des oppositions intérieur/extérieur, passif/actif. Dans le Lancelot en prose, un lien est établi entre pensée magique et intensité émotive et deux façons d'être au monde sont mises en évidence. La deuxième partie de l'étude s'appuie sur les neurosciences et sur Martin Jay pour analyser entre autres points la spécificité des romans en prose par rapport aux romans en vers, pour ce qui est de la représentation des émotions et de la relation à la pensée magique, en mettant en évidence deux types de rapport à la magie et à l'immédiateté du monde et de l'émotion, entre désenchantement et réenchantement.

Dans "Mind, Body and Affect in Medieval English Arthurian Romance" (31-45), Corinne Saunders s'appuie sur les représentations médiévales, pour la plupart héritées de l'Antiquité. Si l'on considère souvent le héros arthurien comme essentiellement tourné vers l'action, il n'en demeure pas moins que l'affect occupe une très grande place dans les romans. L'exemple du Chevalier au Lion, dont le comportement est éclairé par les représentations médiévales de la mélancolie, le prouve. A partir d'un corpus allant du roman de Chrétien à Ywain and Gawain et à Malory, en passant par Sir Launfal de Thomas Chester et Sir Gawain and the Green Knight, l'émotion peut être exprimée par une inflation du vocabulaire de l'émotion (répété), par des dialogues, voire des pensées intérieures, par des manifestations physiques: l'article dégage les spécificités de chaque témoin. A partir d'un savoir et de représentations communes, chaque texte noue à sa façon la connexion entre l'esprit, le corps et l'affect.

Andrew Lynch, dans "'What cheer?' Emotion and Action in the Arthurian World" (46-63), aborde à partir de trois textes anglais s'étendant dans le temps, le Brut de Layamon (début du XIIIe siècle), Sir Launfal de Thomas Chester (fin du XIVe siècle) et Le Morte Darthur (1469), le problème des relations entre action et émotion. Dans le premier texte, l'émotion est liée au politique et à l'action. Le second récit est centré sur l'individu. Sir Launfal, faisant réapparaître le héros une fois par an, propose un autre dénouement que le lai de Marie de France, et la joie d'amour, féerique, et la joie curiale, incompatibles dans le texte français, sont complémentaires dans le texte anglais. Chez Malory, le terme cheer sert de marqueur émotionnel, à la fois individuel et collectif, lié à l'action et dépassant celle-ci. La diversité et l'amplitude des problématiques et des réponses proposées rendent compte de l'importance de l'approche par les émotions, dans la mesure où celles-ci dépassent largement le cadre de la narration stricte.

Dans "Ire, Peor and their Somatic Correlate in Chrétien's Chevalier de la Charrette" (67-86), Anatole Pierre Fuksas prend en compte à la fois la mise en texte des émotions et l'effet produit sur le lecteur (en s'appuyant en particulier sur les neurosciences et la simulation induite par la lecture). Il étudie les manifestations somatiques de la peur et de la colère, en prenant en considération le large spectre sémantique des termes ire et peor, ainsi que les variantes des manuscrits donnant le texte de Chrétien. La mise en évidence de caractères miroirs, qui suggèrent au lecteur comment réagir, de l'empathie à la création du sens, éclaire le fonctionnement et le rôle des émotions dans la lecture. L'auteur montre que les émotions sont des éléments essentiels dans le système narratif et qu'elles déterminent des communautés émotionnelles, qui peuvent être genrées, mais restent suffisamment générales pour être comprises par tous.

Anne Baden-Daintree, dans "Kingship and the Intimacy in the Alliterative Morte Arthure" (87-104), s'interroge sur les dimensions collective et privée du chagrin d'Arthur à la mort de Gauvain. L'approche genrée suggère que le chagrin des hommes est préalable à la vengeance, et a une dimension collective, comme dans les chansons de geste. Le deuil intime d'Arthur tend à le féminiser, questionne sa virilité, tandis que le geste de recueillir le sang de Gauvain, christique, prend un sens profane quand est en jeu la vengeance. L'excès féminin que manifeste le deuil du roi prélude à la vengeance, convoquant l'espace public.

Dans "Tears and Lies: Emotions and the Ideals of Malory's Arthurian World" (105-122), Raluca Radulescu s'intéresse à l'émotion dans ce qu'elle a d'excessif, par exemple dans la scène où Lancelot remet Guenièvre à Arthur. Le discours de Lancelot n'a pas d'équivalent dans La Mort le Roi Artu en français. Malory, convoquant un public invité à se projeter, suggère en confrontant Gauvain et Lancelot une réflexion sur le mauvais conseiller et une possible représentation des réalités politiques contemporaines. Les miroirs au prince contemporains, qui proposent des leçons sur la façon dont il convient de gérer les comportements (et en particulier émotionnels) permettent de contextualiser les réactions du public inscrit dans le texte aussi bien que celles du public lecteur médiéval.

La comparaison d'épisodes où Gauvain est cru mort, à tort, dans Diu Crône et des romans français centrés sur Gauvain (Chevalier aux deux Epées et Atre Périlleux en particulier) permet à Carolyne Larrington ("Mourning Gawein: Cognition and Affect in Diu Crône and Some French Gauvain-Texts," 123-142) d'étudier la réponse de l'audience lorsque le chagrin repose sur une erreur et est donc inadéquat. Si la cour, dans le récit, éprouve de l'empathie, l'audience du récit, dont elle aurait pu être le miroir, se désolidarise, car elle en sait plus et elle éprouve à la fois le plaisir de la reconnaissance du topos et de la connivence avec le conteur. Le motif de la fausse mort, qui a rencontré un très vif succès, est un cas de figure particulièrement pertinent pour explorer les interactions complexes entre les émotions des personnages, individuels ou collectifs, et les émotions supposées de l'audience.

Dans "Emotion and Voice: Ay in Middle Dutch Arthurian Romances" (143-160), Frank Brandsma propose un bilan sur les exclamations et interjections qui sont des marqueurs d'émotion, dans un cadre général puis plus particulièrement dans les textes en moyen néerlandais, en soulignant la dimension orale et dramatique (au sens de théâtral) du roman médiéval ce qu'illustre particulièrement l'analyse des corrections de la compilation de Lancelot, qui ajoutent des interjections. Si ces interjections peuvent activer le rôle miroir du texte, F. Brandsma met surtout en évidence des fonctions plus fines caractérisant les emplois de Ay, comme la mise en valeur de l'émotion prédominante quand plusieurs émotions sont convoquées, ou la tendance à signaler surtout la tristesse, voire la peur et la colère. Ouvrant de nombreuses pistes (dont celle d'une répartition genrée des interjections) l'article montre que Ay est un bon indicateur de la diversité et de l'intensité des émotions dans les textes, qui apparaît surtout dans les moments dont l'impact est fort au niveau de la performance et de la lecture.

Sif Rikhardsdottir, dans "Translating Emotion : Vocalisation and Embodiment in Yvain, and Ivens saga" (161-180), compare les réactions des veuves à l'annonce de la mort de leur conjoint dans Yvain et dans les sagas norroises, en particulier l'adaptation d'Yvain, l'Ivens saga, et pose le problème de la transposition des représentations littéraires des émotions dans des langues et des cultures autres. Dans les sagas norroises, le vocabulaire des émotions est moins riche et moins varié que dans les textes français. Les actes, paroles ou réactions physiques, y sont plus fréquents que les émotions intérieures, et le motif de la veuve riant à la face de l'assassin est particulièrement frappant. Dans ces textes norrois, la parole comme le rire masquent l'émotion, qui prélude à la vengeance, alors que dans les textes français la parole révèle et représente l'émotion, qui s'exprime sans pour autant servir nécessairement d'embrayeur à la vengeance. Dans l'adaptation d' Yvain Laudine adopte, non le comportement des veuves des sagas, mais celui de son modèle français. La traduction cependant allège l'évocation des manifestations du chagrin de Laudine, redondante dans le contexte scandinave.

Helen Cooper présente en clôture des remarques de synthèse, appuyée sur une étude de Malory ("Afterword: Malory's Enigmatic Smiles," 181-188), qui signale la difficulté à interpréter le rire et le sourire chez l'auteur anglais: l'émotion propose une énigme au lecteur qui invite à se confronter au détail du texte.

L'ouvrage est complété par une bibliographie (189-203) et un index des noms propres et notions (205-210).

Il s'agit d'un ouvrage particulièrement stimulant, ouvrant de nombreuses pistes comparatistes, transséculaires et transdisciplinaires, et mettant en place des jalons solides pour l'étude des émotions dans la littérature médiévale.

--------

Notes:

1. En particulier dans le cadre du projet EMMA ("Les Émotions au Moyen Âge"), qui, depuis 2006, s'est consacré à l'étude des émotions médiévales, sous la responsabilité de Damien Boquet et Piroska Nagy. Voir Le sujet des émotions, sous la dir. de Piroska Nagy et Damien Boquet, Paris, Beauchesne, 2009 et La chair des émotions, dir. Piroska Nagy et Damien Boquet, Médiévales, 61, 2011.

2. Voir l'article fondateur de C. Z. Stearns, "Emotionology. Clarifying the History of Emotions and Emotional Standards," American Historical Review 90 (1985): 813-836, ainsi que B. H. Rosenwein, "Worrying about Emotions in History," American Historical Review 107 (2002): 821-845. Pour une approche portant sur la littérature médiévale, voir Brindusa Griguriu, Talent/Maltalent. Emotionologies liminaires de la littérature française, Craiova, Editura Universitaria, 2012.

3. Pour un bilan déjà ancien, voir Barbara H. Rosenwein, "L'étude des émotions. Histoire de l'émotion: méthodes et approches," Cahiers de Civilisation médiévale 49 (2006): 33-48.