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10.09.19, Chayes, L'éloquence des pierres précieuses

10.09.19, Chayes, L'éloquence des pierres précieuses


Après avoir retracé les principaux courants--astrologique, chrétien, magique, symbolique--du genre du lapidaire dans l'Antiquité et au Moyen Âge, E. Chayes montre que la science des pierres a toujours été nettement liée à une vision du monde présupposant la correspondance entre micro- et macrocosme. Parmi les lapidaires médiévaux, une oeuvre jouit d'une autorité incontestée, le Liber lapidum, seu De gemmis, composé vers la fin du XIe siècle par l'évêque de Rennes, Marbode: point de convergence des traditions antérieures, ce poème est caractérisé par une prépondérance des aspects magiques et l'absence de toute référence explicite à la Bible. Remarquablement diffusé dès le début du XIIe siècle par une abondante tradition manuscrite autant que par de nombreuses traductions et adaptations, le Liber lapidum fait l'objet d'une édition princeps par Cuspinianus (Vienne, H. Vietor, 1511), suivie d'une édition par Raoul Besiel (Rennes, Y. Mayeuc, 1524), puis d'une autre due à Georges Pictor, parue en 1531 à Fribourg et réimprimée la même année à Paris chez Chrétien Wechel, et reste une source incontournable jusqu'au XVIIIe siècle.

La réception du poème de Marbode à la Renaissance est déterminée par deux éditions imprimées assez répandues: celle du médecin allemand Georges Pictor en 1531 et celle donnée par le prêtre d'Amsterdam Alard en 1539. Pour élaborer son recueil poétique publié en 1576, Rémy Belleau a pu avoir à sa disposition ces deux éditions.

E. Chayes dresse l'état des recherches sur Alard d'Amsterdam (Première partie) et sur Rémy Belleau (Deuxième partie), avec une transition relative à des écrivains mineurs pour le genre du lapidaire.

La première partie est consacrée à l'oeuvre du prêtre d'Amsterdam, Alard, qui, entre compilation et création, tire le genre du lapidaire vers la rhétorique sacrée. Formé à Gouda et à Deventer, Alard (né à Amsterdam en 1491--mort en 1544, probablement à Louvain), est un temps enseignant à l'école d'Alkmaar, puis collaborateur de l'imprimeur Thierry Martens à Louvain, avant d'éditer, à Cologne, les oeuvres complètes de Rodolphe Agricola. L'influence d'Érasme sur Alard est considérable: dans sa Descriptio Ecclesiastae sive Concionatoris Evangelia (Paris, Chrétien Wechel, 1539) sur le rôle idéal du prêtre, Alard s'inspire largement de l'Ecclesiastes d'Érasme; en outre il publie deux oeuvres d'Érasme la Paraphrasis in elegantiarum libros L. Vallae (Cologne, J. Gymnich, 1529) et le Carmen bucolicum (Leyde, P. van Balem, 1538; Cologne, H. Fuchs, 1539). Collectionneur de citations et d'analogies (les Similitudines, publiées en 1539, puis en 1543), Alard est aussi l'auteur de compilations à caractère théologique ou philosophique, comme en témoigne la liste de ses nombreux ouvrages (92-96).

À partir d'un manuscrit de la famille "delta" de Marbode trouvé à l'abbaye d'Egmont--manuscrit non identifié aujourd'hui--Alard établit une quatrième version imprimée du poème--la première édition à reproduire les deux lettres d'Évax à Tibère. Au poème de Marbode, Alard ajoute un abondant dossier de commentaires empruntés aux Pères de l'Église (Grégoire de Nysse, Origène), aux Docteurs de l'Église (Ambroise, Augustin, Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze, Hilaire de Poitiers, Jean Chrysostome, Jérôme), à la Bible (Ézéchiel), à Sénèque, au Pseudo-Philon, au Pseudo-Hégésippe, au Damigéron-Évax en vers, à Dioscoride, à Galien, à Solin, aussi bien qu'à Marcile Ficin, Agostino Steuco, Ermolao Barbaro, Georges de Venise et Érasme: l'élaboration de cet appareil paratextuel fait ainsi naître un autre ouvrage, une sorte d'encyclopédie des pierres précieuses. Intitulée De gemmarum lapidumque formis, naturis, atque viribus (Cologne, Hero Fuchs, 1539), la compilation d'Alard est dédiée à Georges d'Egmont, évêque d'Utrecht: s'étant approprié les sources patristiques qu'Érasme tenait pour des autorités, Alard associe la splendeur des pierres précieuses et leur beauté secrète à l'éloquence brillante comme aux vérités divines cachées dans les textes. Cette vaste compilation, collection de citations portant sur les pierres précieuses, présente, pour le dossier ajouté par Alard, une organisation qui suit une hiérarchie en quatre étapes: les sources "juives," les sources païennes, l'échelon patristique et les autorités contemporaines; elle constitue--comme beaucoup des oeuvres d'Alard--un manuel destiné à un public de prêtres. Hautement significatif est le fait que l'ouvrage s'ouvre sur un frontispice représentant le grand-prêtre Aaron, revêtu de son habit et portant le pectoral avec ses douze pierres, Aaron étant l'idéal du prêtre qu'Érasme venait de redéfinir dans son Ecclesiastes.

Dans les Annexes (359-369), E. Chayes publie, avec une traduction française, les poèmes latins par lesquels Alard d'Amsterdam introduit son édition du poème de Marbode.

Entre le De gemmarum lapidumque formis, naturis, atque viribus d'Alard et le recueil poétique de Rémy Belleau, se situent quelques écrivains, mineurs pour le genre du lapidaire, mais qui ont certainement inspiré Rémy Belleau et auxquels s'ajoute--au tout début du siècle, donc avant Alard--Jean Lemaire de Belges qui chante dix pierres précieuses dans sa Couronne margaritique (1504). De Jean de La Taille, Belleau a lu le Blason des pierres precieuses contenant leurs vertuz & proprietez (Paris, L. Breyer, 1574) et de François La Rue le De Gemmis (Paris, Chrétien Wechel, 1547). Jérôme Cardan, dans la traduction de Richard Le Blanc (De la Subtilité & subtiles inventions ensemble les causes occultes & raisons d'icelles, traduis de Latin en François, par Richard Le Blanc, Paris, Guillaume Le Noir, 1556), inspire à Belleau le paragraphe sur la "naïfveté" des pierres. Quant à Conrad Gessner, sa collection de lapidaires intitulée De omni rerum fossilium genere, gemmis, lapidibus, metallis (Zürich, J. Gesner, 1565)--recueil de six lapidaires, dont le De Gemmis de François La Rue--dessine un tableau de la science des pierres à l'époque où la carrière de Belleau prend son essor. En outre, un exemplaire des Rime degli Academi occulti con le loro imprese et discorsi (Brescia, Vincenzo da Sabio, 1568) figurait dans la bibliothèque de Belleau: les idées philosophiques des rime, comme leur structure, ont influencé la composition du poème de Belleau. Les thèmes majeurs de ces différents auteurs se concentrent dans un néoplatonisme qui inspire Belleau: les pierres précieuses agissent sur l'état psycho-physiologique de l'individu, notamment sur l'imagination--faculté intermédiaire entre les sens et l'intellect, entre le corps et l'esprit, le particulier et l'universel.

La seconde partie est consacrée aux pierres précieuses chez Rémy Belleau et se fonde sur Les Amours et nouveaux eschanges des Pierres précieuses (Paris, Mamert Patisson, 1576) à travers l'édition récente procurée par Jean Braybrook (dans OEuvres poétiques, Guy Demerson dir., Series: Textes de la Renaissance, 78. Paris, H. Champion, 2003, t. 5). E. Chayes traite les problèmes d'ordre à la fois poétique et philosophique, tout en portant une attention pertinente à l'intertextualité et à la dimension néoplatonicienne du recueil, la cosmologie de Belleau étant indissociable de ses préoccupations religieuses.

Dans la première édition des Pierres (1576), les vingt-et-une pierres décrites font l'objet de cinq cycles poétiques différents: un groupe de 9 poèmes (5 poèmes non-strophiques en alexandrins et avec un titre développé, 4 poèmes strophiques en décasyllabes avec indication d'une dédicataire) rassemblant des pierres rouges ou blanches; un groupe de 5 poèmes, strophiques, tous munis d'une indication de dédicataire et dont les couleurs dominantes sont le vert et le bleu (à l'exception du poème sur l'agate); un groupe de 2 poèmes sans dédicataire et distingués par le blanc et le rouge; un groupe de 4 poèmes, tous strophiques et octosyllabiques, consacrés aux pierres d'origine animale, les trois premiers ayant une dédicataire; un groupe formé du dernier poème, sans dédicataire, ni mention de couleur et dont la pierre n'est pas d'origine animale. Ainsi sur vingt-et-une pierres, douze ont une dédicataire selon une hiérarchie "descendante" qui va de la Reine de France jusqu'à Mlle de Belleville, fille naturelle de Charles VI, en passant par Hélène de Surgères--célèbre pour sa beauté--et Jeanne de Cossé, fille du comte de Brissac--réputée pour sa laideur.

Le centre du recueil est occupé par le poème 11, Le Saphir, dédié à Marie de Lorraine: à la thématique du mariage et de l'espérance, propre au saphir, s'ajoute l'aspect de sainteté que la pierre acquiert par sa position centrale. La dernière pierre, la calcédoine, efficace contre le Démon, la peur et la colère, prépare le passage vers les deux autres textes de l'édition de 1576, des paraphrases bibliques: le Discours de la vanité et les Églogues sacrées prises du Cantique des Cantiques de Salomon. La symbolique des nombres--surtout le onze et le douze--correspondant aux rangs occupés par les pierres éclaire la structure du recueil de 1576. Les nombreux textes ajoutés par les amis de Belleau à la seconde édition--posthume--du recueil, parue en 1578, changent profondément la nature et la structure des Pierres: en faisant disparaître le symbolisme des nombres onze et douze, ces ajouts rapprochent d'un lapidaire traditionnel l'oeuvre originale qui perd alors beaucoup de sa profondeur poétique.

Traditionnellement, les forces thérapeutiques et les valeurs symboliques attribuées aux pierres précieuses se fondent sur un réseau reliant les humeurs, les planètes, les signes zodiacaux, les saisons, les âges de la vie et les tempéraments. L'originalité de Belleau consiste à faire correspondre l'apparence poétique et la prédominance humorale et tempéramentale de la pierre décrite. En outre, le discours amoureux et le discours "politique"--la situation contemporaine--du poète s'unissent sur un arrière-fond religieux, assuré par le Discours de la vanité et les Églogues sacrées, qui suivent les Pierres dans l'édition de 1576: les Pierres deviennent alors la mise en scène en vingt-et-un panneaux d'un itinéraire spirituel.

D'un poème à l'autre et d'un cycle à l'autre, Belleau cherche à créer chez le lecteur une attente qu'il "déçoit" aussitôt: ce procédé de l'attente déçue renouvelle l'intérêt. S'il s'écarte des conceptions poétiques énoncées par Marbode dans son De ornamentis verborum et dans son Liber decem capitulorum, Belleau s'inspire de De elocutione du rhéteur grec Démétrios pour faire de son style "mignard" un véhicule du surnaturel. Virtuose de la variation stylistique, non seulement d'un poème à l'autre mais aussi à l'intérieur des poèmes mêmes, il fait alterner un style véhément dans les poèmes en alexandrins--les poèmes mythologiques--et un style plus modéré, voire sobre, avec des touches de "mignard", dans les poèmes en heptasyllabes et en octosyllabes. Les Pierres passent progressivement d'une prolifération continue d'images poétiques à une économie d'images, avec une tempérance des humeurs, en une sorte d'itinéraire spirituel allant du chaos à l'Un: grâce aux allusions de Belleau aux circonstances historiques, circonstances aux causes desquelles peuvent aussi remédier les pierres, la puissance curative des Pierres est transmise au macrocosme de la société. Les vingt-et-un poèmes des Pierresmarquent ainsi la naissance d'une nouvelle forme générique du lapidaire.

E. Chayes termine son ouvrage sur une étude autant théorique et juridique que pratique de la contrefaçon des pierres précieuses, vue par Rémy Belleau qui s'inspire des imitations de pierres mentionnées par Pline (Historia naturalis, XXXVII) et par Cardan (De la Subtilité & subtiles inventions, Paris, Guillaume Le Noir, 1556). Ce thème de la contrefaçon est un indicateur de l'intentionnalité et de la conscience du poète, dont la figure de Prométhée se présente comme le double. L'édition posthume de 1578 contient le poème liminaire Prométhée, Premier inventeur des Anneaux et de l'enchasseure des Pierres, qui est une réélaboration de la complainte insérée dans la Seconde Journée de la Bergerie (Paris, G. Gilles, 1572). L'édition de 1576 omet ce poème liminaire et, dans l'élaboration du thème de la contrefaçon, met en relief le "travail" du poète comparable à celui du joaillier: le Discours en vers (1578) se différencie nettement sur ce point du Discours en prose (1576). Dans les vingt-et-un poèmes des Pierres, Belleau distingue entre une imitation de la nature (transformation d'une gemme de moindre valeur en une autre plus estimée, ce qui aboutit à une fraude "naturelle") et une imitation de l'art (le "doublet" en verre et papier coloré); mais les fausses gemmes fabriquées à partir du verre trompent aussi bien que les gemmes dont l'apparence est transformée pour en représenter d'autres. En raison des considérations philosophiques et religieuses auxquelles incite le thème de la pierre artificielle, les Pierres témoignent d'un attachement ambivalent au langage et aux sciences. Ce dernier chapitre illustre encore plus nettement la force des images.

En manière de conclusion, E. Chayes procède à un survol des oeuvres poétiques postérieures à Rémy Belleau et qui mentionnent des pierres précieuses. Ce survol montre un total éparpillement symbolique et stylistique: les Théorèmes (1613/1622) de Jean de La Ceppède citent Belleau pour évoquer les "hyacinthes," mais le recueil Émaux et Camées de Théophile Gautier (1852, continué jusqu'en 1872) ne traite pas de pierres ni de gemmes, et seul le poème de Charles Baudelaire À une mendiante rousse dans Les Fleurs du mal rappelle le souvenir de Belleau; la métaphore de la gemme pour signifier le labeur du poète-écrivain réapparaît chez Jules Barbey d'Aurevilly (Les Diaboliques, 1874) mais sans aucune prétention scientifique. Tout autre est l'oeuvre de Roger Caillois (Pierres, 1966; L'Écriture des Pierres, 1970; Pierres réfléchies, 1975) qui combine l'écriture poétique, la morale, l'anthropologie et la connaissance physiologique dans une réflexion sur les pierres construite sur la notion de similitude.

Après Alard et Belleau, dès la fin du XVIe siècle, la connaissance lapidaire se concentre dans les livres d'alchimie et dans les manuels des joailliers: le genre du lapidaire stricto sensu disparaît. La riche étude d'E. Chayes constitue ainsi un bel hommage aux dernières manifestations de ce genre littéraire qui avait vécu de l'Antiquité à la Renaissance.