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10.03.03, Emigh, Undevelopment of Capitalism

10.03.03, Emigh, Undevelopment of Capitalism


Fruit d'une recherche menée depuis plus de dix ans et jalonnée par la publication d'une quinzaine d'articles, ce livre déconcertera certains médiévistes, en agacera peut-être quelques-uns mais en séduira aussi plus d'un. Il ne s'adresse d'ailleurs pas qu'à eux car son caractère le plus évident est l'approche transdisciplinaire qui l'inspire. R. J. Emigh enseigne la sociologie, s'intéresse au premier chef à la théorie économique et pénètre sur un terrain habituellement fréquenté par des historiens, en l'occurrence les campagnes florentines du XVe siècle. Le ton méthodique et démonstratif de l'exposé et le recours systématique à des versions traduites de textes anciens ou de classiques non-anglais de la littérature économique le destinent visiblement aussi à un vaste public anglophone d'étudiants et de chercheurs en sciences sociales. Un historien--surtout un Européen habitué à des approches plus empiriques--sera d'abord impressionné par l'armature théorique qui non seulement sous-tend les analyses mais a visiblement largement contribué à déterminer leur terrain d'application. Les trois premiers chapitres (environ 60 pages) ainsi qu'une bonne partie des conclusions sont entièrement consacrés à mettre en place ce cadre théorique, appuyé par une part prépondérante de la bibliographie (de l'ordre de 60% des références) et par l'essentiel de l'index, bien plus thématique qu'onomastique. Le ton très personnel et volontaire pourra aussi surprendre un historien, moins habitué qu'un économiste à se représenter en position de complète maîtrise par rapport à la réalité qu'il étudie, mais habitué aussi à dessiner une carte des points acquis et des questions délicates à résoudre et à déployer des trésors d'inventivité pour contourner les lacunes de ses sources plutôt qu'à ne retenir d'emblée que les données plus favorables à ses intuitions. Par souci de clarté mais aussi volonté de conviction, la thèse est ainsi énoncée à plusieurs reprises avant d'être développée puis enfin récapitulée. Au lieu de puiser dans la "boîte à outils" des concepts, comme Michel Foucault invitait à le faire, pour repenser l'objet sans a priori, il s'agit ici d'abord de se situer par rapport aux écoles de la pensée économique classique, néoclassique, marxiste, wéberienne ou néoinstitutionaliste. La visée est ambitieuse puisque l'auteur réexamine les théories du développement du capitalisme et entend démontrer par la méthode d'un contre-exemple ("negative case") qu'au lieu de suivre une expansion efficace et inéluctable, une fois ses fondements jetés, le développement du capitalisme dans une société peut connaître un processus d'involution. La pénétration de capitaux urbains dans les campagnes peut ainsi, dans des conditions de forte inégalité entre les acteurs, ruiner les marchés locaux, empêchant de passer au stade de la contraction d'un secteur agricole plus productif et de l'expansion d'un secteur industriel, permise par des transferts de main d'œuvre et de capitaux et le développement d'un marché de consommation de produits industriels.

Attirée comme d'autres chercheurs par les données statistiques disponibles depuis l'enquête magistrale menée dans les années 1960 et 1970 par David Herlihy et Christiane Klapisch-Zuber sur le Catasto de 1427-1430, vaste recensement des ressources démographiques et économiques de la région, R. Emigh choisit de se pencher sur l'Etat florentin du début du XVe siècle. Les villes toscanes--et en premier lieu Florence--dotées à une date précoce d'éléments précapitalistes (développement urbain, production artisanale et échanges commerciaux intenses, associés à l'investissement marqué de capitaux urbains dans l'agriculture), ne ne sont pourtant pas engagées avant la fin de la période moderne sur la voie de l'industrialisation. Resserrant la focale sur les campagnes dominées par la métropole florentine, R. Emigh retient un échantillon réduit, composé de quatre villages. Elle n'explique pas les critères qui ont guidé ces choix autrement que par la volonté d'examiner deux régions contrastées: la Val di Cecina, une zone du territoire de Volterra qui vient d'être intégré aux marges de l'Etat florentin (distretto); et le Mugello, une vallée proche de Florence, qui faisait partie de son noyau territorial ancien (contado). Pourquoi celles-ci plutôt que d'autres? Et si la sélection de deux villages dans chaque zone permet sans doute de dépasser quelques aspects idiosyncrasiques, le choix dans les deux cas de localités voisines ou assez proches est-il seulement dicté par des considérations pratiques comme le repérage du terroir et des sources disponibles? Le lecteur ne le saura pas.

Dans la première région, Castelnuovo et Montecatini di Val di Cecina faisaient partie d'une zone qui se caractérisait par la prédominance de la petite propriété paysanne. En confrontant les sources fiscales du Catasto aux actes notariés préservés pour les décennies voisines, R. Emigh agrége des données nominatives pour suivre les familles sur deux générations, autour des 144 feux recensés par le fisc. Une économie paysanne qui reste massivement de subsistance repose ici, comme plus généralement dans l'Italie de cette période, sur des mécanismes de transmission différenciée (dotation des filles en argent ou en terres et dévolution du reste du patrimoine aux descendants mles). Ces modes d'occupation et principes de transmission et la nécessité d'ajuster par achat, vente ou location le nombre de parcelles cultivées au nombre des membres productifs du ménage, qui varie selon le cycle de développement familial, expliquent qu'un actif marché foncier apparaisse dans les sources, fonctionne principalement entre des paysans et produise un effet homéostatique dans la répartition des terres.

Pour mieux apprécier la signification des modes d'occupation du sol, R. Emigh se penche ensuite sur un lot de 150 contrats à rente fixe ou de métayage (mezzadria) collectés dans le noyau originel du territoire florentin, le contado, et en déduit des stratégies d'exploitation du sol. Le recours à un type ou l'autre de contrat et l'investissement inégal de capitaux s'expliqueraient surtout par des coûts de transaction différenciés liés à la taille de l'exploitation, la proximité ou l'éloignement du propriétaire par rapport à celle-ci et la médiation éventuelle d'un citadin non propriétaire prenant à location l'exploitation pour la sous-louer à son profit. Il ne faudrait donc pas voir dans le métayage une forme archaïque ou moins capitaliste d'exploitation. L'analyse se focalise alors sur une zone particulière du contado, la riche vallée du Mugello et plus précisément les villages de San Piero a Sieve et Santa Maria a Spugnole. Ici, l'exploitation du sol se ressent profondément de l'influence de Florence. Les capitaux citadins ont pénétré le marché et largement diffusé le contrat de métayage. L'exploitation et le marché y sont dissociés de la dévolution des terres car la petite propriété paysanne n'y est plus que résiduelle. Les parcelles circulent moins souvent et les stratégies d'acquisition des Florentins et de quelques riches villageois qui peuvent les imiter visent surtout à arrondir les domaines (poderi) constitués par le regroupement de parcelles. La correspondance échangée entre les Médicis--bien pourvus dans la région--et leurs intendants qui surveillaient les propriétés jette quelques lumières sur les rapports entre propriétaires citadins et tenanciers locaux. Les premiers ne tendent pas seulement à exclure les seconds du marché de la terre par leur supériorité financière; ils contrôlent également l'occupation du sol, en se liant les tenanciers par un endettement plus marqué et plus exclusif que dans les régions de petite propriété et en déplaçant les métayers entre leurs différents domaines pour ajuster l'évolution démographique des familles paysannes à la taille des exploitations.

A partir de ces différents échantillons documentaires, R. Emigh examine plus précisément des questions relatives aux divers types de bail en comparant métayage, location à rente fixe et petite propriété, d'une part sous l'angle d'un éventuel gain de productivité des métairies, d'autre part en ce qui concerne l'endettement paysan sous ces régimes variés. Les métairies du Mugello semblent produire deux fois plus sur la même superficie que les propriétaires exploitants de cette région et du Val di Cecina, et le gain s'expliquerait surtout par la complémentarité des diverses récoltes. La dette doit d'abord être pensée comme une forme de crédit, accordé en proportion du volume de terres possédées par les paysans, mais aussi plus facilement à des métayers sans terres qu'à des journaliers. Les métayers ne sont pas les plus endettés; ils sont en revanche plus dépendants d'un seul propriétaire mais peuvent inversement obtenir de lui quelques faveurs. L'enquête n'a pas été poursuivie assez loin pour déterminer si beaucoup perdaient leurs derniers lopins du fait de l'endettement ou se trouvaient acculés à se libérer par la fuite d'engagements trop lourds. Elle suggère en revanche que le métayage accentue la stratification sociale. En limitant l'accès aux terres, il produit notamment un groupe de paysans plus précaires que les métayers et réduits à s'employer comme journaliers.

Le livre présente ainsi des analyses approfondies et parfois passionnantes sur plusieurs aspects d'un thème qui a pourtant déjà fait couler beaucoup d'encre, la diffusion par les propriétaires florentins de la mezzadria dans les campagnes toscanes. Il convainc un peu moins dans sa thèse générale. D'abord du fait de sauts qualitatifs très marqués. On passe de longs exposés théoriques, qui paraissent presque des extraits de manuels, à des analyses statistiques sophistiquées sur la productivité ou l'endettement, mais aussi à de simples résumés d'autres études sur la démographie, les pratiques successorales et la dotation culturelle de la population, et à une mise en récit un peu plate de quelques exemples, quand il s'agit de présenter les localités et leurs habitants. Quand l'échelle d'analyse change autant sans revenir du local au régional, le lecteur finit par se demander si le destin du capitalisme en Toscane s'est véritablement joué entièrement dans les campagnes, comme si de multiples facteurs dont les aspects culturels et technologiques n'avaient joué qu'un rôle limité, et comme si la spécificité d'une région intensément engagée dans le commerce extérieur n'avait pas d'emblée altéré le scénario favori des économistes.

Un point qui semblait capital pour la démonstration, le transfert retour du secteur rural au secteur urbain, n'apparaît pas véritablement explicité. Quand les citoyens investissaient massivement dans les campagnes et qu'ils les contrôlaient par les institutions, qu'attendaient-ils en contre-partie? Et ces transferts passaient-ils surtout par des modalités communautaires comme la taxation ou par des modalités individuelles comme le revenu de vivres et d'argent reçu par les propriétaires? R. Emigh concède que l'investissement d'un propriétaire dans la terre visait autant la sécurité et la diversification qu'un profit comparable à celui des entreprises commerciales, mais elle souligne néanmoins l'aspect capitaliste des modes d'exploitation. Elle évoque sans les analyser des transferts de profits tirés de l'agriculture vers le commerce et adhère surtout à une vulgate qui agrège réquisitions, prestations, taxation, commerce des denrées agricoles et migration de main d'oeuvre pour faire l'hypothèse d'une forte ponction des villes sur les campagnes. Une pesée globale paraît difficile à mettre en oeuvre, mais plusieurs points pourraient être précisés, par exemple par l'analyse de cas bien documentés de gestion de fortunes marchandes et des patrimoines qui leur étaient associés.

Un lecteur historien restera aussi sur sa faim dans la description du terrain abordé, d'autant que l'auteur renvoie parfois à ses publications antérieures sans en reprendre les analyses. Aucun tableau général n'est dessiné des localités choisies, notamment dans la configuration de leur terroir, et les exemples de ménages qui sont donnés ne sont pas toujours mis en contexte par la mesure des caractéristiques démographes et patrimoniales de la population. Les deux terrains principaux ne sont pas systématiquement mis en parallèle mais plutôt successivement évoqués, à 40 pages de distance et à propos d'aspects différents, avant d'en comparer quelques données. La narration tend peut-être à idéaliser la situation que connaît alors la Val di Cecina mais invite surtout à considérer les deux zones comme deux étapes d'une évolution partagée, un avant et un après d'un facteur perturbant, la pénétration des capitaux urbains dans les campagnes. Certes la diffusion progressive du métayage, d'abord aux environs de Florence et de Sienne et ultérieurement dans des zones périphériques comme le contado de Pise, est un phénomène déjà bien repéré. Mais une vérification menée sur la Val di Cecina à partir de sources fiscales postérieures donnerait plus de consistance au scénario proposé. Des aspects importants dans les stratégies de survie des paysans, comme les formes diverses de mobilité, d'un district à l'autre, parfois en sautant la frontière d'un Etat, ou de la campagne à la ville, sont à peine évoqués alors que les sources fiscales en gardent la trace. On est donc loin de l'approche ethnographique ou de la "thick description" qui est annoncée.

R. Emigh semble de fait rester à la surface de cette société, et en pénétrer les aspects comptables plus que le terroir, les archives ou la langue. Le terme de biada, par exemple, ne signifie pas "fodder" mais grains, céréales. Et les rares citations données en version originales paraissent parfois peu intelligibles. Celles des pages 137 et 157 se lisent en réalité sur les manuscrits "La Dianora sua figliuola da marito, d'anni XV. Èssi marita [= maritata] ma nonn è ita ancora a marito" et "Qui venne Piero Ridolfi e fu preso per la gabella del sale ec. al capitano; e niuno modo se ne può trarre, se non si pagha qualche danaio. Fallo dire costÌ agli huomini del popolo che proveghino."

La bibliographie est globalement riche mais, si sa partie historique rassemble l'essentiel de la production anglophone des dernières décennies, on note des absences importantes dans les références italiennes (comme les travaux de Paolo Pirillo, notamment l'ouvrage commun avec Giuliano Pinto sur les contrats de métayage, ou ceux de Giacomo Todeschini sur la réflexion des lettrés contemporains sur le commerce; les ouvrages de Cesare Guasti, Iris Origo et Federigo Melis concernant Francesco Datini auraient déjà fourni des jalons dans l'analyse de l'attitude d'un marchand vis-à-vis de la richesse et de ses stratégies patrimoniales, un type d'étude que l'auteur appelle de ses vœux, p. 25; l'ouvrage de Vittore Branca, Mercanti scrittori aurait également enrichi les recueils de textes de la période, exclusivement abordés par des traductions). Cette bibliographie, qui se compose à plus de 90% d'études anglophones, ne comporte que deux références française et allemande; ici les absences sont encore plus voyantes (on pense notamment à l'ouvrage d'Alessandro Stella sur la répartition des richesses dans la population florentine de la seconde moitié du XIVe siècle et surtout à l'œuvre maîtresse de Charles de la Roncière sur les prix et salaires, dont l'ouvrage récemment traduit en italien, seul cité, ne constitue qu'un dernier volet). Enfin, si la bibliographie comporte presque autant d'études portant sur divers terrains historiques de la période moderne que sur la Toscane de la Renaissance, n'y apparaît pas l'ouvrage de Jean-Yves Grenier, L'économie de l'Ancien Régime, qui inviterait, au lieu de projeter sur une société ancienne les catégories des économistes des XIXe-XXe siècles en les tempérant seulement d'une coloration culturelle, à aborder d'un regard critique la pertinence dans un contexte fondamentalement hétérogène de notions centrales comme celles de marché, de travail, d'échanges, de valeur ou de monnaie.