En temps normal, un relecteur de livre (que ce soit pour The Medieval Review ou pour d'autres institutions) doit garder son calme et sa retenue, et ne pas s'emballer. Dans le cas présent, c'est impossible. Cet ouvrage est vraiment de grande qualité. Son organisation, sa rigueur, la qualité des intervenants, la concision lorsque c'est nécessaire, les développements lorsqu'ils sont attendus, l'iconographie en général. Il y a peu À redire. Ceci étant dit, nous allons malgré tout nous acquitter de notre dette et décrire, chapitre après chapitre, ce qui fait de ce livre un ouvrage de référence et un exemple pour ceux qui souhaiteraient publier en ostéo-archéologie.
Tout commence par un index précis de la publication tant sous son format écrit qu'informatique (il s'agit du CD-Rom d'accompagnement), puis d'une liste des figures (fort nombreuses) et des tableaux. Les affiliations des contributeurs sont ensuite fournies (malheureusement sans les e-mails, ni téléphones ou fax malgré tout facilement retrouvables sur internet), suivies de menus remerciements et d'un résumé succinct en trois langues différentes (anglais, franais et allemand).
Explorées dans le cadre de fouilles d'archéologie préventive, les tombes de l'ancien hÔpital St James et St Mary Magdalene (Chichester, West Sussex, Royaume-Uni) constituent le principal échantillon de cimetière hospitalier (près de 400 individus!). La datation ancienne du site (établi depuis l'époque médiévale: 12ème siècle) et sa relative spécialisation (léproserie) rendent son intérêt particulièrement évident. La répartition démographique et paléopathologique des squelettes confirme d'ailleurs bien ce clivage: zone consacrée À l'hÔpital des lépreux (population masculine adulte) et zone consacrée À l'hospice ouvert (population générale avec hommes, femmes et enfants).
Dans un premier chapitre, John Magilton précise les données connues sur l'établissement de l'hÔpital et sur les fouilles ou mises au jour anciennes de squelettes (À commencer par celles de 1946 lors de la construction d'une déviation routière, avec ré-inhumation collective À distance).
Le deuxième chapitre, signé du même auteur, s'intéresse À l'histoire de la lèpre et des lépreux en Angleterre; il présente en parallèle des cas originaux d'icono-diagnostic tout À fait pertinents. Ces derniers sont soit caractérisés par un syndrome rhino-maxillaire, soit par leurs procédures d'exclusion ou d'éloignement (clochette, crécelle, etc.). Magilton rappelle la rupture de cet isolement en Hollande le premier lundi suivant l'Epiphanie, lorsque les lépreux étaient autorisés À pénétrer dans Amsterdam pour collecter des fonds et goûter un repas collectif (14).
Dans le troisième chapitre, le même décrit dans le détail l'organisation des cimetières médiévaux et proto-modernes en Angleterre, s'intéressant notamment À l'usage de linceuls couvrant la vue du cadavre. Néanmoins, nous ne sommes pas d'accord avec son interprétation de l'enluminure des trois princesses vivantes puis mortes (tirée d'un psautier du 14ème siècle): pour lui, les trois transis sont couverts de tissus différents malgré le même statut des individus, tandis qu'on peut y voir bien plus assurément trois stades différents de décomposition/putréfaction avec désagrégation des vêtements (32, figure 3.4). En revanche, la classification proposée d'organisation des cimetières (et, par extension, des nécropoles au sens général du terme), tout À fait inusitée en France comme ailleurs, mérite toute l'attention nécessaire car particulièrement bien faite: boustrophédon, en colonnes, linéaire, mono-focal, multi-focal et multi-focal orienté (41).
La présentation du contexte d'assistance médico-religieuse aux malades se concentre sur la région de Chichester avec le quatrième chapitre, tandis qu'un cinquième s'intéresse À l'histoire propre de l'établissement hospitalier depuis sa création au 12ème siècle jusqu'À son abandon À la toute fin du 19ème siècle. Le contexte (environnemental, architectural et archéologique) fait l'objet d'une description érudite dans le sixième chapitre, avec forces gravures rendant compte de l'évolution architectonique des structures au cours du temps. Des relevés topographiques d'époque sont également confrontés aux données archéologiques.
La présentation À proprement parler du cimetière débute (enfin?) au septième chapitre, par une synthèse sur son organisation, ses limites, ses cas particuliers (enclos familial? tombe cernée d'une maonnerie, charnier, etc.). Confrontant les données paléopathologiques et topographiques, il apparaît des regroupements de sujets lépreux À une extrémité du site (il s'agit par ailleurs quasi-exclusivement d'hommes adultes). L'auteur propose également une classification de la position des bras au sein de laquelle il identifie la position B (avant-bras en flexion complète sur les bras, sur la face antérieure du tronc) "as if in prayer" (117, figure 7.30 et 119, figure 7.33); en l'absence d'une position précise des mains, il semble également possible d'expliquer cette position de faon beaucoup plus prosaïque comme correspondant À la position naturelle des bras et avant-bras d'un cadavre lorsque survient la rigidité cadavérique: il s'agirait en ce cas d'un marqueur chronologique permettant d'affirmer que le dépÔt du corps en terre s'est fait dans le 72 heures suivant le décès.
Le huitième chapitre (comprenant de nombreux co-auteurs) s'intéresse aux objets archéologiques associés aux squelettes: fragments métalliques (principalement épingles À linceuls en cuivre) avec fréquents lambeaux textiles plus ou moins minéralisés, céramiques médiévales et modernes.
Le neuvième chapitre est précédé d'un glossaire de termes médico-anatomiques et de schémas explicatifs), pouvant être particulièrement utile pour faciliter la lecture des données et analyses tant anthropologiques que paléopathologiques À l'oeil du profane. Ceci est d'autant plus important (et nécessaire) lorsqu'on touche À une population malade ou sélectionnée par une infection comme la lèpre (et la tuberculose dans une moindre mesure). Suit alors une synthèse sur l'anthropologie physique des sujets inhumés À Chichester portant principalement sur le sexe, l'âge et la stature de cet échantillon de population, mais aussi sur la fréquence et la répartition de caractères discrets.
Dans le chapitre 10, Judi Sture analyse les malformations congénitales et reproduit, malheureusement, une erreur courante dans la littérature paléopathologique. Les spina bifida de l'adulte isolées (c'est-À-dire sans aucune lésion osseuse témoignant d'un déficit neuro-musculaire au niveau des membres inférieurs: atrophie, enthèses absentes, infection chronique des extrémités ou zones de contact) ne sont pas pathologiques car le hiatus osseux doit être considéré comme entièrement compensé par une cloison fibreuse (non conservée au décours de la décomposition/putréfaction). Si le choix d'une iconographie contemporaine (161: gravure de 1568 figurant un nouveau-né porteur d'une spina bifida aperta) est tout À fait original, celle-ci n'est en revanche pas pertinente dans le cas présent, les squelettes décrits étant tous des adultes matures sans lésions associées (160).
Les anomalies crâniennes sont analysées par Rebecca Storm dans le chapitre neuf, en confrontant À nouveau gravures de case report du 16ème siècle et réalité squelettique, mais aussi inventaires hospitaliers d'individus "idiots." Cette énumération de cas connaît une limite méthodologique dont l'auteur ne parle pas assez: les déformations taphonomiques liées aux pressions post-mortem exercées par les sédiments lors du séjour en terre des ossements. Ces altérations peuvent ainsi très bien expliquer les asymétries crâniennes et notamment celles de l'individu 267 (figure 11.7, page 172).
Les données anthropologiques et paléopathologiques portant sur les sujets immatures font l'objet du chapitre 12 signé par Mary Lewis. L'iconographie n'est pas toujours de bonne qualité, de nombreuses figures étant largement pixellisées, mais l'intérêt sanitaire et diagnostic de cette série de cas est évident. Les cas présentés de rachitisme (À nouveau confrontés À une iconographie ancienne) sont particulièrement didactiques, de même que ceux de tuberculose et de scorbut. On restera en revanche un peu dubitatif devant les lésions dites "d'anémie," sachant l'important retour en arrière qui s'opère actuellement devant les lésions hyperostosiques de type cribra orbitalia ou hyperostose poreuse de la voûte crânienne.
La paléodontologie est étudiée par Alan Ogden et Frances Lee dans le chapitre 13. Outre la cotation des pertes dentaires ante- et post-mortem, mais aussi la fréquence de caries, quelques cas intéressants sont décrits, À commencer par des dépÔts atypiques de tartre dentaire cantonné À trois molaires mandibulaires gauches (en rapport avec une paralysie faciale pouvant rentrer dans le cadre d'une atteinte lépromateuse du septième nerf crânien: sujet 368, figure 13.4, 190). C'est également l'occasion pour les auteurs de rappeler, avec une bonne iconographie, les signes osseux et dentaires du syndrome rhino-maxillaire initialement décrit par Moller-Christensen sur des squelettes danois médiévaux.
Mais c'est Donald Ortner (dans le chapitre 14) puis Frances Lee et Keith Manchester (dans le chapitre 15) qui réalisent deux synthèses successives sur les lésions lépreuses permettant d'établir ce diagnostic lors d'un examen ostéo-archéologique. À nouveau, la confrontation avec une iconographie (moderne, cette fois-ci, et non inédite) est payante car elle permet de reconstituer sur le vivant les anomalies visibles sur le squelette et rend tout ce discours bien plus réel.
Frances Lee et Anthea Boylston se penchent sur les autres infections, À commencer par la tuberculose, au sein de l'échantillon de Chichester (chapitre 16). Des lésions de tréponématoses vraisemblables et d'ostéomyélite chronique À germes banals sont également présentées.
Margaret Judd (chapitre 17) analyse les lésions traumatiques; Anthea Boylston et Frances Lee (chapitre 18) les anomalies articulaires, portant principalement des diagnostics d'arthrose, de DISH et de goutte. Les néoplasies (un ostéome de l'endocrâne et des métastases osseuses mixtes d'un cancer primitif de siège inconnu les auteurs étant bien audacieux À proposer une origine broncho-pulmonaire!), l'hyperostose frontale interne, l'ostéoporose/ostéopénie, les amputations, les maladies osseuses d'origine vasculaire, etc. sont traités dans un chapitre fourre-tout (19) signé par Frances Lee et Anthea Boylston.
Une discussion ultime (en réalité: une conclusion) est donnée par Frances Lee et John Magilton (chapitre 20), synthétisant chacun des 19 chapitres précédents en moins d'une quinzaine de lignes.
La bibliographie finale, bien que fournie, n'intéresse quasi-exclusivement que des publications en langue anglaise, ce qui est bien dommage: comment passer sous silence l'apport des autres écoles de paléopathologie? Je pense notamment aux travaux en langue franaise, allemande, espagnole et italienne, dont certains portent sur l'histoire et les lésions de la lèpre; leur apport aurait été particulièrement enrichissant pour la confrontation diagnostic et la discussion. Ceci est fort dommage.
Complétant cet ouvrage papier, un CD-Rom est joint, comportant un fichier .pdf (Acrobat) unique. Dans celui-ci, on trouve un index complet, la liste des auteurs, un inventaire des thèses et publications portant sur le site de Chichester, un catalogue archéologique des sépultures (numéro, sexe, âge phase chronologique, présence de clous de cercueils, position des bras, etc.), un catalogue précis des squelettes, la liste des maîtres de l'hÔpital et quelques chartes y afférentes, une liste de patients pour lesquels les noms et les lésions sont connus (datée de 1594), un inventaire de présents faits À l'hospice, le texte d'un poème de Copland portant sur l'hÔpital, une liste de rentes attachées À cette institution, un inventaire ostéologique os par os (y compris les variations anatomique et ossements surnuméraires), quelques cas paléopathologiques particuliers, un rappel physiopathologique très bien fait sur les lésions ostéo-articulaires liées À la lèpre, et une liste des lésions vertébrales.
Malgré tout, hormis ces critiques limitées, inhérentes parfois À un manque d'inspiration ou À un relatif anglo-centrisme linguistique, cet ouvrage est et reste de très grande qualité. On y apprend beaucoup sur l'organisation d'un cimetière institutionnel au Moyen Âge et sur les conditions de vie et de trépas de ceux qui y reposent. Tant sur le plan de l'archéologie funéraire que de l'histoire de l'assistance aux malades et de la paléopathologie, ce livre est d'un immense apport et justifie amplement son achat par les bibliothèques et les chercheurs intéressés.