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09.12.02, Lange, Justice, Punishment and the Medival Muslim Imagination

09.12.02, Lange, Justice, Punishment and the Medival Muslim Imagination


Les châtiments et tortures employés par les musulmans au Moyen Âge ont longtemps relevé d'un exotisme tout juste bon à amuser ou terroriser des étudiants de première année, ou à pimenter romans et films grand public. C'était là méconnaître la logique de tout un système, comme Christian Lange (désormais C.L.) s'emploie à le démontrer à propos de l'Iraq et de la Perse à l'époque seldjoukide (1055-1157). Inspiré par des penseurs et historiens comme Michel Foucault ou Jacques Le Goff, il entend reconstituer une histoire totale du châtiment. Il s'agit de montrer que les supplices prenaient sens au regard du discours religieux ou juridique des musulmans. Selon la thèse avancée par l'auteur, les eschatologues comme les juristes défendirent un espace de liberté individuelle face à un régime politique instable et hautement militarisé. De fait, l'ouvrage s'articule autour de trois parties très différentes: se penchant dans un premier temps sur les châtiments historiquement infligés à l'époque seldjoukide, l'auteur entreprend ensuite de reconstituer le lien entre ces châtiments et l'imaginaire eschatologique musulman, avant d'examiner quelques-unes de leurs dimensions juridiques.

La première partie ("The politics of punishment", 23-98) commence par distinguer plusieurs sphères de châtiments ("Spheres and institutions of punishment", 25-60). Les gouvernants et leur entourage immédiat subissaient généralement des châtiments privés, exécutés dans l'enceinte du palais, loin du regard public et hors de tout contrôle judiciaire: telle une grande famille, la cour se pliait à la décision d'un souverain "pater familias". Ce dernier intervenait également dans la sphère intermédiaire des tribunaux de cour. Parée de symboles ostentatoires, la justice du souverain s'y apparentait à celle de Dieu. Les châtiments publics, mis en œuvre dans les lieux les plus accessibles de la ville, constituaient une troisième sphère. Selon l'idéologie de la siyāsa (ou autorité punitive exercée par l'État, non limitée par la sharīʿa), la violence des châtiments publics contribuait à convaincre la population de la légitimité du pouvoir. C.L. analyse donc le rôle respectif de plusieurs institutions dans l'application des châtiments (cadi, shihna/shurṭa, ḥisba). Un second chapitre ("Types of punishment", 61-98) propose une typologie des châtiments appliqués sous les Seldjoukides: exécution par l'épée; mise au gibet/pendaison (gibbeting, traduction de ṣalb que l'auteur préfère à "crucifixion") pre- ou post-mortem, touchant surtout les criminels et les Bāṭinites; autres formes d'exécutions capitales (par lapidation, noyade, feu, précipitation dans le vide, suffocation ou encore piétinement par un éléphant, ce dernier symbolisant l'autorité punitive suprême du roi); mutilations corporelles et faciales; torture en prison ou avant une exécution; fustigation; humiliation publique (tashhīr); emprisonnement punitif; bannissement.

La dimension eschatologique des châtiments fait l'objet d'une seconde partie ("The eschatology of punishment", 99-175). Les musulmans coupables de péchés majeurs (kabā'ir), dont la liste varie selon les auteurs, étaient considérés comme passibles d'un séjour plus ou moins long en enfer. Nombre de traditions reflètent les craintes eschatologiques populaires et permettent de reconstituer la géographie de l'enfer dans l'imaginaire musulman médiéval. Selon C.L., l'enfer apparaissait comme contigu avec la terre: modelé d'après les réalités du monde d'ici-bas, il s'apparentait à une vaste prison ou un lieu d'exil (chap. 3, "The structure of hell", 101-138). Ses anges-geôliers, son bestiaire et, surtout, ses supplices rappelaient, à bien des égards, les châtiments infligés sur terre. Cette littérature eschatologique ne serait finalement qu'un miroir de la justice pénale administrée par les gouvernants temporels: "en offrant un cadre structuré au phénomène dérangeant de la violence, les descriptions de tortures en enfer aidaient le peuple à réfléchir à sa vie quotidienne dans une société sur laquelle planait...le spectre constant du châtiment suprême" (151). Les descriptions de l'enfer relevaient aussi d'un discours critique, telle l'évocation des supplices réservés aux policiers ou aux hommes de religion trop proches du pouvoir. Dans une société islamique tripartite (divisée entre classes inférieures, élite cultivée et dirigeants), "différentes traditions provenaient de milieux sociaux distincts, chacun prétendant à un degré de supériorité morale, et chacun plaçant en enfer les pécheurs appartenant aux deux autres couches de la société" (161). Enfin, en exécutant sur terre des châtiments prévus par l'eschatologique, les Seldjoukide mettaient en œuvre "un rituel destiné à justifier l'arbitraire du pouvoir" (174).

Ce voyage dans l'imaginaire musulman débouche sur un second aspect théorique du châtiment: la vision des juristes, en particulier ḥanafites ("Legal dimensions of punishment", 177-243). Afin de limiter les effets de la siyāsa, les juristes tentèrent de circonscrire autant que possible la justice criminelle. C.L. prend pour exemple le traitement juridique du crime de sodomie. Analysant en détail le rejet, par les ḥanafites, de l'analogie (qiyās) en matière de peines scripturaires (ḥadd, plur. ḥudūd), il montre que ces juristes refusaient souvent l'application du ḥadd au sodomite, qui ne pouvait être assimilé au fornicateur. Selon l'interprétation qu'en donne l'auteur, un tel refus devait contribuer à protéger la sphère privée et à tailler un espace de liberté individuelle contre le châtiment arbitraire ("Circumscribing ḥadd in Sunnī law", 179-214). La sodomie pouvait néanmoins être sanctionnée par le taʿzīr (châtiment discrétionnaire, non basé sur une prescription scripturaire et ne faisant l'objet d'aucun consensus), auquel est consacré le dernier chapitre ("Discretionary punishment (taʿzīr) and the public sphere", 215-243). À l'époque seldjoukide, le taʿzīr était apparemment une prérogative du pouvoir politico-militaire, qui l'utilisait au nom de la raison d'État. Les juristes tentèrent néanmoins d'en limiter l'utilisation en le cantonnant aux délits commis en public. Il s'agissait, une fois encore, de restreindre les intrusions de l'État dans la sphère privée.

C.L. réussit le pari d'un livre éclectique, à la croisée de l'histoire politique, de l'islamologie et du droit. Si l'on craint un instant de s'égarer loin de l'histoire seldjoukide, les détours empruntés par l'auteur finissent toujours par le ramener au sujet initial. Il en résulte un ouvrage riche et passionnant, fondé sur des sources arabes et persanes très variées (chroniques, miroirs au prince, fiqh, ḥadīth, poésie, etc.). Grâce à une grande maîtrise du droit islamique et de ses fondements, l'auteur offre une lecture dynamique et évolutive de la doctrine juridique. L'étude des démarcations entre sphères publique et privée constitue probablement un des principaux apports de l'ouvrage. Les diverses facettes du tashhīr (79-89, 223-239, et passim) font en particulier l'objet d'une exploration méthodique. L'auteur montre comment la promenade infâmante, en publicisant un individu et son crime, représentait une punition très sévère. "Drame public" (89), voire "eschatologique" (18), elle érigeait la honte et le déshonneur en sanction sociale suprême. Une telle honte n'était d'ailleurs pas réservée au tashhīr, mais accompagnait d'autres châtiments corporels comme la pendaison publique des criminels (66), le noircissement ou la mutilation du visage (l'honneur étant lié dans les représentations populaires à l'intégrité faciale, 73, 228). L'usage du tashhīr en lien avec la hiérarchie sociale est particulièrement éclairant: "Puisque le tashhīr avait pour vocation de détruire l'inviolabilité (ḥurma) et la dignité (karāma) du corps humain, les esclaves n'avaient pas le niveau requis pour être punis de la sorte. Un corps sans honneur ne pouvait être humilié" (234).

Le rôle de plusieurs institutions judiciaires dans l'administration des châtiments vient compléter les informations collectées par des historiens comme Émile Tyan ou Baber Johansen. L'auteur s'interroge notamment sur le rôle des cadis dans l'administration des châtiments corporels et du ḥadd. Si le juge religieux ordinaire pouvait se prévaloir d'une juridiction théorique sur le ḥadd et le talion, C.L. doute qu'il ait conservé ses prérogatives face au pouvoir de fait du gouvernant ou d'autres de ses délégués. En fin de compte, le rôle du cadi dans l'administration de la justice pénale "n'est pas clair" (47) et l'auteur pense qu'une telle ambiguïté relève surtout d'un chevauchement juridictionnel (overlapping jurisdictions) entre les diverses institutions judiciaires et policières (48). On peut se demander si cette question, souvent posée par les historiens et a priori insoluble, n'est pas en réalité plus simple qu'il n'y paraît. Si l'on se reporte aux ouvrages d'adab al-qāḍī, manuels juridiques à l'intention du personnel judiciaire, l'administration du ḥadd fait bien partie des prérogatives du cadi--si l'on en croit le ḥanafite al-Jaṣṣāṣ, c'est même ce qui distinguerait les cadis de métropoles islamiques et les juges de juridictions inférieures (al-Jaṣṣāṣ, in al-Khaṣṣāf, Adab al-qāḍī, éd. F. Ziyāda, The American University in Cairo Press, Le Caire, 1978, p. 446). D'un autre côté, le cadi est tenu de respecter des procédures strictes: son pouvoir judiciaire ne peut s'exercer qu'à condition qu'un demandeur en appelle contre un défendeur identifié. Il ne peut y avoir de plainte contre X et le cadi n'a pas le droit de diligenter une enquête. Or les délits ou crimes tombant sous le coup du ḥadd ou du talion (qiṣāṣ) n'entrent pas facilement dans ce schéma procédural. Pour qu'une affaire de vol soit portée devant le cadi, par exemple, il est nécessaire que la victime connaisse son adversaire, porte plainte contre lui et puisse éventuellement apporter la preuve testimoniale de sa culpabilité. Dans l'idéal, la victime devait prendre le voleur en flagrant délit, le maîtriser et l'amener sur-le-champ devant le juge. De tels cas étaient probablement rares. La plupart du temps, la victime d'un vol (cambriolage, pickpocket, etc.) ne connaissait pas le voleur et n'était pas capable de le dénoncer nominalement devant le cadi. La seule solution était donc de s'adresser à une institution qui n'était pas liée par la rigidité de la procédure accusatoire, comme la police (shurṭa). Contrairement au cadi, celle-ci pouvait diligenter une enquête et retrouver le coupable. Il est donc probable qu'en cas de vol, de brigandage ou de meurtre, la population s'adressait spontanément aux institutions policières et que la plupart des cas de ḥadd ne passaient pas par le tribunal du cadi. Si mon interprétation est exacte, ce sont les impératifs de la procédure accusatoire--et non le "pouvoir de facto du gouvernant et de ses délégués"--qui limitèrent l'intervention du cadi dans la justice pénale.

C.L. est conscient du caractère spéculatif de certaines de ses hypothèses (172). Même difficiles à prouver, d'aucunes restent séduisante, comme l'analogie qu'il n'hésite pas à faire entre les ḍabba-s (bêtes de somme) sur lesquelles étaient promenés les condamnés au tashhīr et la ḍabba (Bête) de l'Apocalypse. De rares critiques pourront cependant être formulées. Comparée à la troisième partie, qui replace constamment les textes juridiques en contexte, la seconde partie sur la dimension eschatologique du châtiment repose sur une sélection de sources moins rigoureuse (nombre d'entre elles échappent à l'époque seldjoukide), donnant à certains développements un côté un peu essentialiste. On voudrait comprendre dans quelle mesure le discours eschatologique put évoluer selon les périodes. Quelques erreurs de transcription devront par ailleurs être corrigées en vue d'une seconde édition: p. 57, il faut lire al-munhamikīna au lieu d'"al-munhakimīna"; p. 59, note 217, "fi mawāʿiẓ al-kuṭab" doit être corrigé en "fī mawāʿiẓ al-khuṭab"; p. 147, la "rivière de la vie" est le nahr al-ḥayāt (et non le nahr al-ḥayyāte, qui serait la "rivière des serpents"); p. 200, note 101, la grammaire impose de lire " fa-ammā takhrīju qawli Abī Ḥanīfa" au lieu de " fa-ammā takhrīju l-qawli Abī Ḥanīfa"; p. 205, il convient de lire "fī zayyi" au lieu de "fī zīyi"; p. 216, le témoignage rapporté n'est pas la "shahādat al-shahāda" mais "al-shahāda ʿalā l-shahāda". On regrettera enfin que les dates des nombreux auteurs cités ne soient pas indiquées plus systématiquement à la première occurrence. L'index des notions, très utile, ignore néanmoins certains termes qui n'apparaissent que dans les notes de bas de page.

L'auteur conclut son introduction par les mots suivants: "J'espère que ces pages ne seront pas reçues par le lecteur comme une punition, mais plutôt comme une expérience enrichissante." Qu'il soit rassuré : au-delà de ces quelques critiques mineures, ce livre sur les châtiments, les tortures et l'enfer emportera les historiens de l'Islam au septième ciel.