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09.09.02, Akbari and Iannucci, eds., Marco Polo

09.09.02, Akbari and Iannucci, eds., Marco Polo


Ce volume réunit les contributions présentées au symposium de littérature comparée organisé par le Humanities Centre à Toronto en mai 2002. D'autres essais ont été ajoutés. Au total douze articles se trouvent rassemblés sous trois grands thèmes : 1) Marco Polo and the experience of wonder, 2) The reception of Marco Polo : medieval and modern, 3) cross-cultural currents. Ce sont là des sujets assez différents. Il en résulte dans l'ouvrage un certain disparate.

Une introduction de Suzanne Conklin Akbari East, West and In-between met en valeur les interactions culturelles qui rapprochent l'Orient et l'Occident. Convenait-il de citer le livre d'Edward Said sur la construction occidentale de la vision de l'Orient? On pourrait en débattre. Aucune idée de domination de l'Occident ou du despotisme des rois orientaux n'apparaît chez Marco Polo. Le voyageur vénitien ne rentre pas dans ce cadre. ll est antérieur aux idées dites coloniales.

La contribution de Debra Higgs Strickland "Text, Image, and Contradiction in the Devisement dou monde" compare les illustrations de deux mss., Paris, BNF fr. 2810 et Bodleian Library, Bodley 264, tous deux de la première décennie du XIVe siècle. L'auteur, connue par son livre Saracens, Demons and Jews, Making Monsters in Medieval Art, Princeton, 2003, offre une analyse intéressante des races monstrueuses dans l'iconographie de ces textes. On regrettera quelques affirmations discutables sur le texte perçu comme "chivalric romance" ou encore "pro-crusading propaganda." On regrettera surtout que les illustrations soient mal reproduites. Il aurait fallu les présenter dans un cahier final sur papier glacé.

"Marco Polo's Le Devisement du monde and the Tributary East" de Sharon Kinoshita mêle des considérations appartenant à des domaines différents. Il compare d'abord le Voyage de Charlemagne à Constantinople et le texte de Marco Polo sous le rapport de l'étrangeté. Il examine ensuite la pratique de verser tribut à laquelle sont contraints les peuples soumis à l'empereur de Chine. Ce gage de soumission est mentionné par Jean du Plan Carpin et Guillaume de Rubrouck, mais il se retrouve aussi chez Marco Polo. Il est, d'ailleurs, bien connu. Il analyse ensuite la fascination exercée par Khoubilai Khan. Une certaine dispersion est visible dans cet examen, par ailleurs assez bien informé. On pourrait contester, toutefois, l'idée de thématique de croisade chez Marco Polo avancé par Kinoshita.

L'étude de Marion Steinicke "Marco Polo's Devisement dou monde as a Narcissistic Trauma" présente la découverte de l'Orient en termes psychanalytiques comme une "insupportable découverte" du fait de la suprématie culturelle et scientifique de l'Orient. Elle serait d'abord niée, avant d'être acceptée. On peut lire de cet auteur certaines pages consacrées à Marco Polo (140-180) dans sa Dissertation on line (Berlin, 2005) Apokalyptische Heerscharen und Gottesknechte, Wundervlker des Ostens vom Untergang der Antike bis zur Entdeckung Amerikas. Dans cet article un développement est consacré aux Rois Mages. Il montre l'instauration du culte des Rois Mages à Cologne et les raisons politiques de cet événement. L'auteur note que la légende des Mages exposée par Marco Polo ne montre nullement la suprématie du christianisme (99).

L'article de Suzanne Conklin Akbari "Currents and Currency in Marco Polo's Devisement dou monde and The Book of John Mandeville" engage une comparaison un peu factice. Il est évident que l'auteur du second texte est un imitateur, un faussaire, qui n'est jamais allé en Extrême-Orient. Il faut prendre son récit avec beaucoup de suspicion. Il s'inspire non seulement de Marco Polo, mais aussi d'Odoric de Pordenone, qui lui est antérieur d'un quart de siècle (Odoric dicte son texte à Padoue en mai 1330). Akbari n'en parle pas. Cela dit, les remarques sur l'inspiration mercantile du texte de Marco Polo sont justes. D'autres l'avaient déjà signalé (par exemple Borlandi).

La partie relative à la Réception de Marco Polo est illustrée par quatre contributions.

Le développement de John Larner "Plucking Hairs from the Great Cham's Beard, Marco Polo, Jan de Langhe, and Sir John Mandeville" appelle quelque discussion. Sa contestation railleuse du retour de la famille Polo à travers la Perse (lors du voyage d'aller), puis sur la traversée de l'Afghanistan et le franchissement du Pamir paraît déplacée. Aucune preuve n'est apportée pour rejeter le récit du voyageur. Les experts de l'Iran comme Alfons Gabriel n'ont jamais douté des affirmations de Marco Polo. Au sujet de Jean le Long, qu'il appelle à tort du nom flamand Jan de Langhe sous prétexte qu'il est né à Ypres, il faut rappeler que ce moine de Saint-Bertin a vécu en France, qu'il a fait ses études à Paris et qu'il ne porte jamais dans les chartes de l'abbaye Saint-Bertin un nom flamand. La dénomination de Larner est fcheuse. Il a bien fait de rappeler que l'Historia sancti Bertini de Jean le Long mentionne rapidement quelques éléments de l'histoire de Marco Polo, d'ailleurs, avec quelques erreurs. On retiendra son jugement sur les traductions de ce savant bénédictin: "It is the first surviving example of those translated compilations of travels beyond Europe which in the Renaissance culminate in the multiple volumes of Giovanni Battista Ramusio and Richard Hakluyt." En revanche, on doit contester l'hypothèse invraisemblable selon laquelle Jean le Long serait le rédacteur du Livre de Jean de Mandeville. Bien des raisons décisives s'y opposent, et notamment l'existence d'une version primitive en anglo-normand. Le texte de Mandeville a été fabriqué en Grande-Bretagne par un habile imitateur de la littérature de voyage. Il est justement qualifié par Larner comme étant "a travel romance." Sa source et souvent Odoric.

Suzanne M. Yeager a écrit un article "The World Translated: Marco Polo's Le Devisement dou monde, The Book of Sir John Mandeville and their Medieval Audience." Le sujet traité est parfaitement légitime. Mais la perspective adoptée est contestable. En effet, Yeager ne considère que la version latine de Pipino, qui est une traduction d'inspiration cléricale, très répandue dans les milieux savants de l'Europe, mais qui ne représente nullement la rédaction du voyageur vénitien. Il aurait fallu prendre en compte les grandes rédactions franco-italienne, française, toscane, vénitienne pour parler convenablement du sujet. Soutenir que le texte de Mandeville "circulated across England and Europe in many versions," alors que "Polo and Rustichello's account remained in Latin" est gravement erroné. Le titre donné à la version de Rustichello comporte, en outre, une faute de latin "De miribilibus." De surcroît, le titre le plus répandu dans les manuscrits est "De consuetudinibus et condicionibus orientalium regionum." Il ne faut pas affirmer que l'oeuvre de Pipino est "a guidebook for missionaries." Nous n'en savons rien. La réception de Mandeville n'est pas plus "popular" que celle de Marco Polo si l'on prend une juste vision des choses. Cela dit, l'étude de l'approche des Merveilles dans les deux textes n'est pas sans intérêt, de même que l'examen des divergences dans la présentation des lieux et des peuples.

La contribution de Martin McLaughlin "Calvino's Rewriting of Marco Polo: From the 1960 Screenplay to Invisible Cities," part du scénario de film (qui ne fut jamais réalisé) de 80 pages, rédigé par Calvino en 1960, publié en 1994 dans les Romanzi e racconti pour aboutir aux Cités invisibles, commencées dix ans plus tard. L'analyse très précise du scénario permet de bien voir l'évolution de l'art et de l'inspiration de Calvino. Il y a beaucoup plus d'exotisme dans le scénario, bien plus d'unité dans le livre. On appréciera les fines remarques sur la structure des Cités invisibles.

Amilcare A. Iannucci and John Tulk ont écrit "From Alterity to Holism: Cinematic Depictions of Marco Polo and his Travels." A vrai dire, il existe tant de films sur Marco Polo qu'il faudrait un gros livre pour traiter le sujet. Ici les auteurs s'attachent surtout à deux films: celui de Archie Mayo The Adventure of Marco Polo et celui de Giuliano Montaldo Marco Polo. Ils posent des questions importantes: comment Polo est représenté? Est-ce conforme au texte? Comment le monde de l'Asie est-il peint? Comment les conventions du cinéma affectent-elles la représentation de Marco Polo et de l'Orient? Les diverses interprétations traduisent-elles les conventions historiques, politiques et culturelles de l'époque? Pour ces auteurs le terme holisme désigne des façons de penser et de sentir qui sont construits par la société. Le terme est peut-être excessif. En tout cas ils montrent justement que le film de Montaldo est complexe et nuancé.

La troisième partie du livre rassemble trois contributions. La première est celle de Susan Whitfield "The Perils of Dichotomous Thinking: A Case of Ebb and Flow Rather than East and West." Cet auteur s'est déjà fait connaître par un livre sur "Life along the Silk Road." Dans le présent article elle conteste l'opposition entre les notions d'Occident et d'Orient. Elle fait valoir qu'au lieu d'utiliser des termes antithétiques il faudrait se servir de notions plus flexibles pour comprendre l'histoire, et notamment l'Asie centrale, encore mal connue, souvent considérée comme barbare ou nomade. Elle fait remarquer que la Chine a adopté depuis longtemps les mêmes valeurs nationalistes que l'orientalisme occidental. C'était déjà le cas chez les Han et les Tang, qui opposaient les Chinois civilisés aux Barbares de l'extérieur. Elle invoque les travaux de Zhang Longxi, mais aussi de Burke, de Sinor, de Knobloch, de Kwanten. Elle montre que l'idée courante d'une culture unifiée de la Chine ne correspond pas aux réalités révélées par l'histoire et l'archéologie. L'opposition Han/non Han n'est pas justifiée. La population chinoise et les empereurs sont souvent venus des steppes dites barbares. Elle souhaite que l'on utilise les idées de courants, de flux et de reflux pour présenter les diverses civilisations de l'Asie centrale. Il faudrait parler d'interactions multiples dans l'espace et dans le temps. "Mapping the movements of peoples, languages, cultures, technologies and ideas, alongside the rise and fall of political and economic entities such as empires, cities, and trade routes, is possible. The model both is genuinely cross-disciplinary and also, of course, shows no boundaries or distinctions between East and West." Il faudrait apporter bien des nuances à ces considérations générales. Mais je les cites telles qu'elles sont, sans chercher à les adoucir, car elles représentent bien l'idée essentielle de l'ouvrage.

Le travail de Yunte Huang "Marco Polo: Meditations on Intangible Economy and Vernacular Imagination" est fait de morceaux détachés et ne possède aucune unité. L'auteur suit son imagination en allant de thèmes en thèmes. Il passe des "acoustic Truths" à la monnaie de Khoubilai Khan, du retour de Polo à "Rubarb, Opium, and Coleridge's Dysentery." Nous sommes loin des problèmes posés par le texte de Marco Polo et par les représentations de l'Orient. Dans cet amalgame on notera au passage la liste de seize mots chinois que l'auteur repère dans le texte de Marco Polo (Cathay, Cambaluc, Pulisanghin, Tangut, Chagannor, Saianfu, Kenjanfu, Tenduc, Acbalec, Carajan, Zardandan, Zayton, Kemenfu, Brius, Caramoran, Chorcha, Juju). On pourrait augmenter la liste et aussi discuter cette énumération (Zardandan est un nom persan et Caramoran un mot mongol). On doit dire au sujet de la méthode de cet article qu'il n'est pas satisfaisant de se référer une traduction, ft-elle importante comme celle de Yule-Cordier. Il convient de regarder les éditions scientifiques modernes et les manuscrits originaux.

Dernier article du livre : celui de Longxi Zhang "Marco Polo, Chinese Cultural Identity, and an Alternative Model of East-West Encounter." Cette excellente contribution est très modérée dans ses analyses et ses jugements. Elle constate que Marco Polo est réellement allé en Chine, qu'il adopte le point de vue de l'empereur mongol, et non une perspective occidentale, qu'il fait de ce vaste pays une peinture qui n'est pas fausse. Sur la notion de "Barbare" dans la pensée chinoise il apporte beaucoup de précisions puisées aux sources, par exemple à partir d'un texte classique confucéen ou encore d'une maxime de Mencius. Il présente des réflexions modérées sur la notion d'identité en Chine à travers l'histoire. Mais on s'éloigne assez souvent de Marco Polo.

Ajoutons qu'une bibliographie d'orientation moderne, assez fournie, achève l'ouvrage. Elle s'avère très utile.

Sur cet ensemble de contributions on peut porter un jugement nuancé. Marco Polo devient parfois un prétexte à considérations générales sur la conception dominatrice des Occidentaux à propos de l'Orient, dénoncée par la plupart des auteurs. L'idéologie du livre pourrait être en partie contestée. Appliquer les idées de Said aux temps anciens n'est pas la meilleure méthode d'investigation. Marco Polo est si admiratif pour la Chine et son empereur qu'il n'entre guère dans le système idéologique mis en cause. Les idées de complémentarité entre l'Orient et l'Occident, d'interactions enrichissantes, d'échanges mutuels existaient déjà dans les mentalités médiévales à l'époque de Marco Polo. Le voyageur vénitien en est une illustration.