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05.04.10, Neville, Authority in Byzantine Provincial Society

05.04.10, Neville, Authority in Byzantine Provincial Society


L'ouvrage de Leonora Neville s'attaque à une question essentielle et peu traitée jusqu'à présent par les byzantinistes: la société provinciale. En effet, Constantinople a attiré presque toute l'attention parce que la plupart des sources de nature littéraire en sont issues et s'intéressent peu à la province. Le résultat est que les monographies provinciales sont rares pour alimenter les travaux de l'auteur, qui, de plus, ne semble pas toutes les connaître (A. Avraméa sur la Thessalie byzantine jusqu'en 1204; V. von Falkenhausen sur l'Italie méridionale byzantine); l'effort entrepris n'en est que plus utile.

L'auteur commence par définir l'autorité comme la capacité à modifier une situation donnée par toute forme de persuasion, manipulation ou coercition. Elle part de l'hypothèse, que ses deux premiers chapitres vont tenter de démontrer, que le gouvernement impérial se borne à des objectifs limités, c'est-à-dire maintenir la souveraineté impériale, réprimer les révoltes et collecter les revenus publics, qu'il y réussit en général, mais sans contrôler la société provinciale au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre ces objectifs.

L'auteur délimite aussi l'étendue géographique de son sujet: les provinces qui constituent le cœur de l'Empire, en dehors de celles qui sont dans le voisinage immédiat de Constantinople (elle aurait pu justifier ce choix par la notion de région de Constantinople, cf. pour la définition économique de cette région, N. Oikonomidès, "The economic region of Constantinople: from directed economy to free economy and the role of the Italians," Europa Medievale et il Mondo Bizantino. Contatti effettici et possibilità di studi comparati, éd. G. Arnaldi, G. Cavallo, Rome 1997 (Nuovi studi storici), p. 221-238.), celles qui sont centrées sur la mer Égée: Thrace, Hellade, Péloponnèse, et Asie Mineure occidentale, car elles sont vitales pour l'Empire. En revanche, les régions frontalières, que ce soit dans les Balkans ou à l'Est, obéissent à une autre logique du point de vue du sujet, car la défense en est confiée à des potentats locaux. Cette définition est en soi fondée, mais la délimitation discutable: où classer par exemple la Cappadoce (au sens géographique), qui n'est certes pas une région frontière avant 1071, où toute l'Asie Mineure, submergée par les Turcs, le devient, mais ne débouche pas directement sur la Mer Égée, et où se trouve implantée, entre autres, la famille des Phocas, bon exemple d'autorité provinciale. De toute façon, toute délimitation géographique de cet ordre doit fournir une liste des thèmes concernés, au moins tels qu'ils étaient répertoriés vers 950 dans le De Thematibus de Constantin Porphyrogénète. Quant aux limites chronologiques, leur justification n'est pas suffisante au regard des sources employées: le De Cerimoniis du même empereur compile nombre de documents datant par exemple du règne de Léon VI (886-912); une bonne partie des réformes d'Alexis Comnène est postérieure à 1100 et le gouvernement par réseau familial, qui constitue la principale modification étudiée dans le premier chapitre, est loin d'être en place en 1100. Heureusement, l'auteur sait transgresser les limites qu'elle a elle-même tracées.

La centralisation réelle de l'Empire autant que les sources disponibles et la littérature antérieure conduit l'auteur à traiter d'abord le gouvernement central. Le premier chapitre traite de l'administration impériale et de la culture politique byzantine. Il constate que les changements intervenus, qui provoquent le resserrement d'une administration centrale de toute façon peu nombreuse, n'altèrent pas son efficacité, malgré l'abandon du versement des rogai (salaires) aux dignitaires dès Nicéphore Botaniate (1078-1081); en créant une nouvelle hiérarchie de titres autour de la famille impériale, en remplaçant la préséance des dignités par la préséance familiale, Alexis Comnène parvient à réformer le système judiciaire et financier; beaucoup de fonctionnaires subalternes signent maintenant en tant que "homme de ..." Ici l'auteur fait un excellent usage des souscriptions des documents d'archives. Le XIe siècle est une époque non pas où la bureaucratie le cède à l'aristocratie, mais où la culture politique du cérémonial et du titre le cède à la culture politique de la famille. Toute cette démonstration est bien conduite, mais en soi pas très nouvelle; elle s'appuie toutefois sur une excellente bibliographie.

Le second chapitre examine les activités de l'administration impériale. Il démontre que celle-ci est en général efficace au regard des objectifs limités qui lui sont assignés: assurer la protection des sujets et lever l'impôt qui permettra de la faire vivre ainsi que de satisfaire aux donations pieuses et à la vie de la cour. Dans ce cadre, le développement sur la fiscalité, bon en soi, paraît un peu long. Mais ce chapitre permet à l'auteur de montrer que, au-delà, le gouvernement central n'intervient pas et que les gens provinces peuvent ignorer cette autorité et la loi aussi longtemps qu'ils paient leurs impôts. Cela permet de passer à ce qui constitue le cœur de l'ouvrage.

Le chapitre suivant traite de ce que l'auteur qualifie à juste titre de cadre majeur des relations sociales, la "maison" (oikos), entendue ici sous son aspect provincial. Image de la relation entre Dieu et la création, l'oikos sert de cadre aux relations entre les propriétaires fonciers et leurs exploitants, entre l'Empereur et les autres princes, entre l'abbé et ses moines, entre le maître et ses élèves, entre le chef de famille et les membres de celle-ci. Il est donc un mode d'analyse de la société qui a l'avantage de coller aux sources; l'auteur n'est pas la première à l'étudier, mais elle en fait le centre de son étude sociale. La notion lui semble plus à même d'expliquer l'évolution de la société que l'opposition entre les puissants et la communauté villageoise. C'est la famille qui forme la base de l'oikos et les relations familiales se retrouvent dans les monastères. La plupart des termes décrivant une relation sociale en dérivent: le serviteur éventuellement esclave (oiketès), le familier (oikeios), le paysan locataire (paroikos, celui qui est à côté de l'oikos).

L'auteur étudie ensuite les facteurs de différenciation entre les oikoi, dans une société où, à part les esclaves, il n'y a pas de définition juridique du statut; d'ailleurs, les empereurs du Xe siècle ont peiné à définir les puissants pour tenter de limiter leurs pressions sur les faibles. C'est la position occupée qui définit le statut; en province notamment, les évènements sociaux et les rassemblements deviennent des lieux de compétition entre les oikoi. La richesse n'est pas un facteur direct de différenciation, mais permet de la constater: elle ne crée pas le statut élevé, mais en est le signe. L'auteur examine brièvement les sources de revenus de l'aristocratie, montrant que, plus un oikos est de rang élevé, moins la part des revenus publics est importante. Ce développement manque ici d'un certain nombre de précisions: ainsi, la notion d'autourgion (un bien qui produit un revenu sans avoir chaque année à y réinvestir) joue un grand rôle dans les préoccupations de l'aristocratie; comparer le rendement d'une terre ou une boutique à une roga pour une dignité implique de rappeler que la dignité et sa roga sont viagères; enfin, aux exemptions de taxe s'ajoutent les dévolutions pures et simples de revenus fiscaux.

Puis l'auteur examine les associations entre oikoi, à commencer par le mariage, mais aussi le parrainage, la "fraternité," l'adoption, l'amitié, le voisinage. Elle conclut que l'autorité se crée en partie par l'association à des personnes de position élevée. On peut regretter qu'elle n'ait pas suffisamment montré la politique menée par l'oikos le plus illustre, celui des Comnènes. De même, s'agissant d'une étude sur l'autorité en province, il aurait été utile de montrer que, en dehors des monastères provinciaux, qui se contentent souvent d'un pied-à-terre à Constantinople, nombre d'oikoi aristocratiques largement dotés en province ont leur centre dans la capitale. Celui fondé par Michel Attaliate, qu'elle utilise à maintes reprises dans son livre, lui aurait fourni un bon exemple de "maison" dont l'essentiel de la fortune foncière est en Thrace, mais dont la résidence principale et le centre du monastère qu'il fonde se situent à Constantinople.

Le chapitre suivant traite des rapports entre les oikoi provinciaux et l'administration de Constantinople. En réalité, l'action de celle-ci s'intéresse surtout aux questions fiscales. En matière judiciaire, même si les juges locaux sont fréquemment sollicités, ils apparaissent largement corruptibles, sensibles aux pressions et sous la menace d'un appel à Constantinople. En ce cas, les relations que l'on a dans la capitale sont fondamentales; et les oikoi les plus importants font appel à l'Empereur. Le voyage à Constantinople joue un grand rôle dans les conflits provinciaux. Même en matière fiscale, les relations jouent, localement ou dans la capitale. L'autorité varie avec la proximité de l'autorité centrale; dès que les officiers impériaux sont partis, le pouvoir des oikoi locaux redevient prépondérant. De toute façon, les plus puissants des oikoi locaux peuvent même résister à l'Empereur, comme Lavra qui parvient, à force de suppliques et de patience, à échapper à la reprise en main fiscale voulue par Alexis Comnène. Bref, même au cœur de l'Empire, les provinces jouissent d'une relative autonomie, grâce à l'apathie des autorités centrales; ceux des oikoi qui peuvent accéder aux officiers impériaux à Constantinople, voire à l'Empereur lui-même, sont avantagés. Mais les habitants des provinces conservent un large champ de questions à régler eux-mêmes.

Le chapitre 5 traite de la mise en ordre de la société provinciale. L'auteur multiplie les exemples, notamment pris dans l'hagiographie, pour montrer la quasi-absence de l'autorité publique en matière de vols, de construction d'édifices publics, y compris les églises, de desserte de celles-ci, et de pratique religieuse déviante, que ce soit la répression de l'hérésie ou la liberté laissée aux juifs. Elle dégage ainsi très bien la tendance pour chaque oikos un peu important à préférer fonder son église privée ou son monastère plutôt que de s'allier avec d'autres pour édifier ou restaurer de grandes églises publiques, qui remontent toutes à l'Antiquité tardive ou à l'époque protobyzantine, ceci en liaison avec une privatisation de la pratique religieuse. Certaines communautés, même hérétiques, pouvaient ainsi garder une relative indépendance. Elle conclut ainsi que la principale limite laissée à la liberté des oikoi provinciaux n'est pas la puissance publique, mais l'opposition des autres oikoi.

Nombre de ces exemples peuvent êtres discutés et les conclusions que l'auteur en tire nuancées. Par exemple, les évêques sont bien depuis le départ des agents publics et ils font plutôt bien leur travail. Il n'y a ainsi pas lieu de s'étonner que celui de Thèbes au XIIe siècle ait fait construire un aqueduc. Le métropolite d'Éphèse se bat avec la dernière énergie pour faire reconnaître ses droits sur les fondations de Lazare le Galèsiote et celui-ci est contraint à de complexes roueries pour échapper en partie à cette autorité publique en usant du statut impérial, donc public, de l'une de ses fondations. Basile II, en 996, prend des mesures pour éviter que les évêques, considérés comme des puissants, ne mettent la main sur les monastères villageois. S'agissant de Sparte à l'époque de Nikon le Métanoeite, et malgré l'ascendant que le saint prend sur la population, l'évêque se bat, souvent avec succès, pour conserver son contrôle (cf. en dernier lieu M. Kaplan, "L'ensevelissement des saints: rituels de création des reliques et sanctification à Byzance d'après les sources hagiographiques," Travaux et Mémoires 14 (Mélanges Gilbert Dagron), Paris 2002, 319-332, notamment 327-328). Certes, le maintien de l'ordre en province pose problème, mais c'était déjà le cas à l'époque de Justinien. Toutefois, ces remarques ne remettent pas en cause les conclusions de l'auteur: la réalité qu'elle décrit se place dans le droit-fil de l'autonomie municipale, sauf que, à part l'évêque, les autorités municipales ont disparu, au profit des oikoi.

Le dernier chapitre traite des affrontements permettant de dégager l'autorité. La limite à une autorité provinciale se situe là où elle pourrait remettre en cause l'autorité impériale. En fait, l'autorité provinciale reste informelle: elle repose sur la richesse et l'appui d'un oikos, mais aussi la capacité à convaincre les gens de suivre. L'action à force ouverte est fréquente, tout comme la pression physique lors d'un procès. Certes, obtenir un document écrit pour appuyer son droit est important, mais cela ne suffit pas à faire taire toute contestation; les gens en conflit peuvent décider qu'une autre source d'information a plus d'autorité.

L'un des principes moteurs de l'autorité provinciale, c'est d'allier à son profit des acteurs relativement indépendants, d'obtenir l'appui d'un maximum de gens pour combattre toute intimidation ou la pratiquer soi-même; l'autorité d'une personne est menacée si ses appuis lui font défaut, si elle s'aliène ses subordonnés. Elle résulte d'un subtil dosage entre la force ouverte et la manipulation d'opinion pour s'attirer les soutiens. C'est ainsi que Nikon le Métanoeite l'emporte sur Jean Aratos, qui conteste l'expulsion des Juifs de Lacédémone. Mais un membre persuasif d'un oikos riche et respectable a plus de chance de convaincre que s'il vient d'un oikos plus faible. Bref, l'autorité vient de la richesse, la force physique potentielle, les liens avec des puissants, la capacité à s'attirer des soutiens.

Pour redresser une situation compromise, si l'on ne peut en appeler à l'Empereur, il convient de manipuler l'opinion de la communauté pour neutraliser les oppositions et gagner des soutiens. L'un des moyens est d'afficher au besoin par la falsification un comportement digne d'éloge. Ainsi, en 1112, Eudokia parvient à vendre un bien de sa dot, ce qui est interdit sauf en cas d'indigence, à la fois en persuadant les officiers que ses enfants vont mourir de faim, donc en cachant le reste de sa fortune, et en excipant du haut rang de son père et de son mari pour convaincre les moines acheteurs que la vente ne sera pas remise en cause pour avoir été pratiquée sous la contrainte. On comprend mieux ainsi le caractère informel et mouvant de l'autorité provinciale.

En conclusion, avant de résumer l'apport de chacun des chapitres, l'auteur souligne l'originalité de sa méthode et de sa problématique: s'attacher moins au statut des personnes, comme on le fait généralement, qu'à leurs comportements. Le lecteur saisira ainsi combien les relations sont ambivalentes et les identités ambiguës: on peut être à la fois, vis-à-vis de quelqu'un, son patron et son suppliant. L'auteur analyse la société provinciale en termes de relations et associations à l'intérieur des oikoi et entre eux, fondamentales pour l'ascension sociale.

Enfin, elle présente en annexe une analyse des principales sources qu'elle a utilisées; cela permet au lecteur de les situer pour éclairer sa lecture quand ces documents sont utilisés dans le corps du livre. L'un des mérites de celui-ci est à l'évidence une lecture très attentive de ces sources, appuyée sur un impressionnant dépouillement bibliographique. La bibliographie termine le livre; elle est bien présentée, mais certains des ouvrages pourtant abondamment cités en note ne s'y retrouvent pas, ce qui ne facilite pas la compréhension de certains titres abrégés dans ces notes.

Un seul vrai regret: les évêques sont souvent évoqués dans des développements bien venus. Ils constituent indiscutablement l'une des autorités provinciales majeures, mais ils ne sont pas évoqués en tant que tels. Pourtant, on a vu plus haut le rôle joué par l'évêque de Sparte face à Nikon le Métanoeite, dont l'auteur cite si souvent la Vie.

Toutefois, ces quelques remarques ne remettent nullement en cause la qualité d'un ouvrage qui a le mérite de poser une vraie question peu souvent abordée, tout à fait essentielle pour comprendre ce qui faisait la vraie vie de l'essentiel de la population byzantine, et de proposer des lectures et des solutions nouvelles et justes. Il oppose à juste titre la vision constantinopolitaine d'un empire bien administré et fortement centralisé à la réalité beaucoup moins univoque de la vie en province, en fait bien moins contrôlée qu'on ne pourrait le croire, dès lors que les habitants des provinces paient leus impôts et ont la prudence de ne point se révolter et de ne point montrer une puissance susceptible de menacer la souveraineté impériale.

Enfin, il convient de souligner une qualité essentielle de l'ouvrage. Leonora Neville esquisse une véritable histoire des comportements. Pour y parvenir, elle fait parler non seulement des documents attendus, comme les vies des saints, des discours et traités comme ceux de Kékauménos, mais, et c'est la vraie nouveauté, les documents d'archives ou le Traité Fiscal de la Marcienne.