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03.10.14, Higham, King Arthur

03.10.14, Higham, King Arthur


Voici une belle leçon d'historiographie. Tout historien est prisonnier de son milieu, et tout texte de son contexte. En étudiant les relations complexes qu'entretiennent le mythe et l'histoire, l'imaginaire et l'acte, la fiction et la réalité, ce livre apporte du nouveau sur la légende arthurienne. Il permet même de faire un bond en avant remarquable dans la connaissance et dans l'interprétation de la matière de Bretagne.

Dans le cadre de cette perception culturelle du personnage d'Arthur, la question de son existence paraît bien oiseuse à N.J. Higham. Il n'en succombe pas moins, à la fin de l'ouvrage, à la tentation historiciste tant décriée, alors qu'il revient, avec les nuances d'usage, à la théorie de Lucius Artorius Castus, général dalmatien installé à York, qui conduit les troupes romaines en Armorique au cours de la seconde moitié du IIe siècle. C'est sur ce guerrier que la légende se serait greffée, enrichie d'une tradition folklorique où le héros-chasseur d'une taille gigantesque, capable de déplacer les mégalithes qui ponctuent le paysage gallois, coexiste avec l'ours (Arth), espèce en voie de disparition au Pays de Galles du Haut Moyen Age, et à quelque divinité païenne perdue. N.J. Higham reconnaît, pourtant, que chercher l'Arthur "historique" est une démarche des plus risquées. Dans la même ligne, on pourrait rappeler l'article passionnant de K. Dark ("A Famous Arthur in the 6th Century? Reconsidering the Origins of the Arthurian Legend," Reading Medieval Studies, 36 (2000) : 77-95), trop récemment paru pour être cité dans cet ouvrage, où il est question de six guerriers irlandais du nom d'Arthur, vivant entre 550 et 650 et installés pour la plupart dans le royaume de Dalriada ; parmi eux, Arthur map Petr, présent dans la généalogie royale de Dyfed (sud du Pays de Galles), jouit d'un prestige inégalé. Quoi qu'il en soit de cette quête, positiviste s'il en est, force est de constater qu'elle n'aboutit jamais à des résultats bien prouvants.

C'est pourquoi l'auteur ne s'attarde guère dans ces chemins menant nulle part, et il se penche plutôt de façon prioritaire sur l'historiographie. La lecture qu'il propose de l'Historia Brittonum du Pseudo-Nennius et des Annales Cambri¾, qui développent pour la première fois les exploits d'Arthur, paraît des plus éclairantes et novatrices. Ecrite en 829-830, l'Historia Brittonum consacre deux chapitres à Arthur, dux bellorum, qui remporte douze batailles décisives sur les Anglo-Saxons; de fait, le modèle du pseudo-Nennius se trouve dans l'Ancien Testament où Moïse (type du Patrick de l'Historia Brittonum) précède Josué (Arthur), seul à porter le titre de dux belli dans la Vulgate. Les Celtes de Grande Bretagne deviennent ainsi les membres d'un peuple élu, choyés par Dieu qui les mène à la terre promise, vision positive qui contraste fortement avec le De Excidio Britanni¾ (Ve-VIe siècles) de Gildas et, plus encore, avec Bède, pour qui ces "Britons" devraient disparaître en punition de leurs péchés et être remplacés par les Anglo-Saxons sur lesquels s'est désormais porté le choix de la Providence. Si le Pseudo-Nennius adopte un tout autre discours, des plus hostiles et défavorables aux Germains, c'est qu'il écrit à la gloire de son protecteur Merfyn Frych, roi de Gwynedd, qui redonne confiance aux Gallois alors que la Mercie saxonne sombre dans le chaos de crises successorales sans précédent.

Le contexte politique immédiat permet également de comprendre pourquoi les Annales Cambri¾, mises en forme en 954, mettent, pour la seconde fois dans un texte latin, Arthur en scène. Rédigées au sud du Pays de Galles, vraisemblablement au monastère de Saint David's, elles introduisent une datation pour les batailles de Badon et de Camlann, dont N.J. Higham n'a guère de mal à prouver le caractère fantaisiste. Au service de la dynastie de Dyfed, pour qui le danger ne vient plus tant des Anglo-Saxons, devenus des alliés, que des rois et cousins gallois du nord, l'annaliste efface le nom des ennemis germains d'Arthur pour se limiter à mentionner brièvement ses batailles, et surtout la grande mortalité que son meurtre entraîne à la suite d'une véritable punition divine contre les Celtes eux-mêmes qui l'auraient assassiné. Le modèle de ce passage est, comme pour l'Historia Brittonum, biblique, mais cette fois-ci Arthur apparaît davantage comme le Christ souffrant ou le Cyrénéen portant la croix sur ses épaules que comme un Josué, guerrier impitoyable, victorieux dans la bataille.

L'apport de cet ouvrage ne se limite pas seulement à cette relecture originale des deux plus importants textes pré-galfrédiens sur Arthur. On retiendra également sa solide démonstration sur le passage d'Y Gododdin, longue élégie en langue celtique, où il est question de la vaillance d'Arthur nourrissant les corbeaux des cadavres de ceux qui essaient de prendre la forteresse qu'il défend: fondée sur le texte où Gildas présente la bataille du Mont-Badon comme un siège, l'hypothèse d'une inspiration de l'Historia Brittonum, précédant pour ces vers Y Gododdin, ne peut qu'emporter l'adhésion. D'autres découvertes aussi passionnantes attendent le lecteur de cet ouvrage.

La réflexion historiographique est aussi poussée en ce qui concerne l'évolution ultérieure du mythe d'Arthur. Entre le XIIe et le XVIe siècle, les Normands, aidés par Geoffroi de Monmouth, ne peuvent que récupérer ce personnage, ennemi déclaré des Anglo-Saxons, qu'ils ont eux-mêmes vaincus. Evénement capital de cette captation du mythe, l'invention du tombeau d'Arthur et Guenièvre à Glastonbury en 1192 est un peu superficiellement traitée ; il est, par exemple, étonnant que l'auteur n'utilise pas l'étude décisive publiée par A. Gransden en 1976 ("The Growth of Glastonbury: Traditions and Legends," Journal of Ecclesiastical History 27 : 337-358), dont se servent depuis tous ceux qui se penchent sur la question, ni celle de J. Carey ("The Finding of Arthur's Grave: a Story from Clonmacnoise," Ildánach Ildírech: a Festschrift for Proinsias Mac Cana, Andover-Aberystwyth, 1999, p. 1-14), qui trouve dans les textes médiévaux du monastère de Clonmacnoise, en Irlande, une structure narrative similaire à la découverte de Glastonbury. Le discours valorisant autour d'Arthur périclite cependant à l'époque moderne, où la réforme et l'Eglise nationale aidant, les Germains ont à nouveau la côte parmi les intellectuels de l'île. Au XIXe siècle victorien, où l'Angleterre est fière de ses institutions constitutionnelles et de son empire colonial, qu'elle attribue au monde germanique d'où proviennent les Hanovre, Alfred le Grand détrône Arthur de Bretagne dans l'imaginaire collectif. Il n'en va plus de même après 1945, où l'Allemagne perd, pour des raisons évidentes, son prestige en Grande Bretagne. Arthur se transforme, une fois de plus, en l'"icône culturelle" de tout un peuple, lecteur assidu de The Age of Arthur (1973) de J. Morris et passionné pour les résultats des fouilles de Tintagel. Magistralement exposés, ces avatars de la légende arthurienne, y compris à la fin du XXe siècle, peuvent prêter à sourire. Ils montrent toute la fragilité des conclusions de l'historien, prisonnier de son contexte. Ils ne peuvent que pousser le chercheur à davantage de modestie...

On aura compris tout l'intérêt de ce livre, dont la méthode solide et la finesse des découvertes, en particulier sur l'Historia Brittonum et sur les Annales Cambri¾, suscitent l'admiration. Servi par une écriture alerte, où l'humour est souvent au rendez-vous, King Arthur. Myth-Making and History se lit aisément. L'auteur pousse peut-être un peu loin son esprit pédagogique, alors qu'il répète, trop souvent à notre goût, ses thèses. C'est là un défaut mineur, car on ne lui reprochera pas d'avoir guidé sûrement son lecteur à l'aide de nombreuses introductions et conclusions partielles. Enfin, ses index et sa longue bibliographie rendent bien des services. Cette étude représente, en somme, un jalon essentiel dans les études arthuriennes, un ouvrage immanquablement à retenir dans la littérature pléthorique consacrée au sujet.