Anne Duggan est sans conteste l'une des meilleures spécialistes de l'affaire Becket. De nombreux articles sur le sujet et un ouvrage paru en 1980 sur la tradition manuscrite de la correspondance de l'archevêque de Canterbury jalonnent sa recherche. C'est en accordant une priorité absolue aux sources, soumises à une analyse serrée, qu'elle parvient à remettre la querelle entre Thomas et Henri II dans le contexte mental de la fin du XIIe siècle, bien éloigné du nôtre. Il en résulte un respect tolérant pour l'action du saint anglais le plus populaire de la fin du Moyen Age, si ce n'est une véritable sympathie au sens étymologique de ce terme.
On ne trouve plus, en tout cas, sous sa plume les affirmations à l'emporte-pièce auxquelles certains médiévistes britanniques nous avaient habitués, y compris dans la seconde moitié du XXe siècle. Qu'il suffise de donner trois citations, prises dans l'oeuvre d'historiens au demeurant fort solides. Henry G. Richardson et George O. Sayles: "Henry's greatest mistake was in choosing and trusting the flashy, shallow and egoistic Thomas Becket...We must regard Becket not as a martyr, but perhaps as the fatuous fool that Gilbert Foliot in his anger called him."[[1]] William L. Warren: "His denunciations of the king's supposed intentions became increasingly detached from reality, and his self-justification more hysterical. He brought a violent death upon himself...his reading of the situation had been mistaken, his sufferings largely self-inflicted, and his obstinacy misguided...Becket was too rigid, too narrow, too simpliste in his methods."[[2]] Frank Barlow, enfin, qui promet pourtant l'objectivité la plus impartiale dans l'introduction à sa biographie sur Thomas: "His rule as archbishop can be viewed as disastrous for all concerned...Thomas's intransigence..."[[3]]. Il est étonnant de lire encore ces jugements de valeur dans les années 1980, qu'on aurait crues depuis longtemps débarrassées des historicisme, positivisme, nationalisme et psychologisme.[[4]]
L'éditrice et traductrice des 329 lettres dictées ou reçues par Thomas Becket comprend qu'elles ne sauraient laisser indifférent leur lecteur, quelle que soit son époque. Elles ont certes été largement diffusées dans les années 1170 pour préserver la mémoire du martyr et pour encourager son culte. Mais elles ont servi aussi, dans un but étroit de propagande, à poursuivre son combat pour les libertés de l'Église.
Trois grands groupes de collections de ces lettres peuvent ainsi être dégagées, dont l'histoire se fait l'écho de ces luttes. Onze manuscrits composés à partir des archives de Thomas Becket ou des membres tout proches de son entourage ont été conservés. Ils ne sont cependant pas les plus complets, en comparaison des trois recensions élaborées entre 1174 et 1176 par Alain de Tewkesbury (d. 1202), venu de Sicile à Christ Church, communauté de la cathédrale de Canterbury, pour y devenir moine: c'est son manuscrit a (British Library, Cotton Claudius B.ii), copié vers 1185, qui fait autorité, car il apparaît comme le plus soigné et complet, si ce n'est le plus ancien, et on admirera la modestie de la detractatio d'A. Duggan qui affine son analyse de 1980 à la lumière des travaux de M. Gullick (lxxxv). Enfin, le troisième groupe provient des adversaires de Thomas Becket, puisque ses deux manuscrits sont associés à Gilbert Foliot, évêque de Londres, porte-parole épiscopal d'Henri II. La diversité des collections épistolaires et l'abondance des manuscrits témoignent de l'investissement idéologique, extrêmement poussé, auquel l'affaire Becket donne lieu. L'intérêt ne s'arrête pas avec le Moyen Age, puisque la première édition des lettres, au nombre de 67, est un incunable de 1495! Depuis, les publications se sont multipliées jusqu'aux Materials des Rerum Britannicarum Scriptores, utilisés jusqu'à ce jour par la plupart des chercheurs.
Le nombre élevé de copies médiévales explique peut-être la faible conservation des originaux. Seules deux bulles pontificales ont survécu dans leur état premier. On appréciera donc la façon extrêmement soignée dont l'éditrice, tout en accordant la priorité au ms a, collationne les différentes copies et fait ressortir les variantes. La présente édition fournit également des tableaux permettant de comparer l'ordre des lettres dans les différents manuscrits et dans les éditions précédentes. De nouvelles fourchettes chronologiques, élaborées à partir des itinéraires de Becket, du pape ou du roi, ont parfois été proposées pour des lettres presque toujours sans date. Et A. Duggan n'hésite pas à faire sien l'aveu d'Alain de Tewkesbury lui-même: "Si quelqu'un peut mieux remettre en ordre les lettres ici réunies, on ne lui en voudra pas!" Il n'est pas, dès lors, surprenant de constater la qualité des traductions, où la clarté d'expression passe avant le respect littéral du texte latin, auquel le lecteur peut toujours se reporter car il s'y trouve en vis-à-vis.
Les commentaires apparaissent aussi solides. Des notes en profusion retrouvent certes les origines des citations textuelles qui apparaissent dans les lettres, mais aussi la source moins explicite de certains passages. Il est, en effet, relativement facile pour un éditeur de repérer les extraits de l'Écriture, voire de la patristique. Mais A. Duggan donne également les abondantes références classiques de Thomas Becket et ses correspondants: la renaissance du XIIe siècle bat son plein dans les écoles cathédrales du continent où son formés ces clercs, familiers d'Horace, Juvénal, Lucain ou Ovide, ne serait-ce que par les florilèges qu'ils ont à leur disposition. Même les Carmina burana (chansons à boire) ou la légende arthurienne font partie de cette culture commune! Le conflit a très vite été porté sur le plan juridique: les codes de Gratien et de Justinien font également partie du bagage intellectuel de l'évêque et des siens; le sens des différents termes légaux (pactum,contractus 14-15) peut ainsi être dégagé de façon précise. Remarquons pour finir l'érudition de l'introduction et des appendices. Le problème de l'influence de Jean de Salisbury, idéologue et maître à penser, sur certaines lettres de Thomas, si ce n'est la paternité exclusive, est discuté avec finesse; l'idée d'une composition collective des lettres programmatiques par les intellectuels de l'entourage de Becket et d'une dictée individuelle des lettres plus personnelles semble devoir être retenue. L'éditrice prend ses distances à l'égard des pages trop critiques de F. Barlow sur la faible maîtrise de la langue latine par Thomas Becket: elle soutient, au contraire, que, même s'il n'a pas atteint la subtilité de Jean de Salisbury ou l'élégance de Pierre de Blois, le latin épistolaire de l'archevêque n'en est pas moins clair et direct. Aussi intéressantes sont les renseignements sur ceux qui portaient ces lettres, trop souvent sous le manteau, et sur les quelque sept semaines qu'elles mettaient à arriver à Rome depuis l'Angleterre (108). Enfin, la prosopographie des principaux acteurs de l'affaire Becket est ici à l'honneur non seulement dans les notes infrapaginales, mais aussi dans l'utile dictionnaire biographique des appendices, avec quelques mises au point: on ne retiendra ici que la démonstration de l'engagement d'Arnoul de Lisieux dans la révolte de 1173 (1365).
Voici, en somme, une édition définitive de l'épistolaire de Thomas Becket, qui fera avancer considérablement notre connaissance sur l'une des affaires les plus controversées du Moyen Age et, au-delà, de la médiévistique moderne et contemporaine!
Notes:
[[1]] The Governance of Mediaeval England from the Conquest to Magna Carta (Edinburgh, 1963), p. 267 et 294.
[[2]] Henry II (London, 1973), 400-1
[[3]] Thomas Becket (London, 1986), 271.
[[4]] Florilège de citations similaires et mise en perspective historiographique dans The Becket Controversy, éd. T.M. Jones, New York, 1970, et J.W. Alexander, " The Becket Controversy in Recent Historiography," Journal of British Studies 9 (1970), 1-26.